Bien sûr, je me souviens de mon premier concert de Lavilliers : 1986, la deuxième édition des Francofolies, à La Rochelle ; l'album "Voleur de Feu" venait à peine de paraître. Outre le tubesque Noir et Blanc, il y avait un morceau que j'adorais : Gentilhommes de fortune, que Lavilliers et ses musiciens jouaient sur scène pour la première fois ce soir-là ; ils avaient un peu cafouillé ; Lavilliers avait regardé ses musiciens, s'était marré, puis avait décidé de tout reprendre depuis le début. Et c'était très bien comme ça. On le trouvait trop ceci, trop cela ; on moquait son latinisme à bagouses, sa musculature, son ouvriérisme, ses histoires de marins solitaires et de pirates au grand coeur - sa grande gueule, quoi. Moi je m'en foutais, j'y voyais autre chose. Une histoire, une sensibilité en marche, traversée de joie vivante et d'une forme de vague à l'âme à la fois mâle et poétique. J'aimais cette énergie assez viscérale à vivre, à s'exhiber, cette implication mêlée de gravité. Je me souviens aussi qu'il avait chambré les policiers qui, sur les remparts du port, place Saint-Jean-d'Acre, paraissaient un peu à cran. Ca nous avait fait rire, il y avait encore dans l'air un parfum de provocation joueuse, de liberté potache, on levait nos canettes de bière à la santé des forces de l'ordre. Je me souviens que j'avais fait du stop pour aller l'écouter ; je reconnaissais en lui quelque chose qui m'appartenait, au moins un peu - disons que j'en étais à cet âge où on s'identifie.
Ce soir, trente ans plus tard ou presque, à l'Olympia, nous sommes loin de tout ça. D'abord, c'est l'Olympia : une salle assez sage, régulée, surveillée, et puis nous avons tous vieilli. Ce qui n'empêchera pas Lavilliers de mettre tout le monde debout, en bas dans la fosse, en haut dans les gradins, entre les travées, et de faire danser son monde. Lavilliers va puiser un peu partout, le dernier album bien sûr est plutôt à l'honneur - le très efficace Scorpion ; Vivre encore, un peu plus grave ; Jack, Y a pas qu'à New York, Tête chargée, le joli et langoureux Rest' Là Mayola. D'autres titres, pas bien vieux encore : Je cours, Solitaire, L'exilé ; ça chaloupe sur Marin, sur Voyageur. Et puis Les mains d'or, hymne ouvrier s'il en est, dédié aux salariés de Florange, réunit tout le monde ; Lavilliers égratigne Mittal, les socialistes ont les oreilles qui sifflent : "Ils ont essayé ; ils essayent beaucoup, les socialistes..." Pas de jaloux, Sarkozy en prendra pour son grade : Les aventures extraordinaire d'un billet de banque, qui date de 1974, s'y prête à merveille.
Car oui, que voulez-vous, on ne se refait pas, un public reste un public : il a à l'oreille ce qui l'a accompagné jusque-là. Lavilliers ressort Stand the ghetto, le presque hard-rockeux Traffic, qui m'a rappelé quelques souvenirs (Que veux-tu que je sois / dans cette société-là / Un ange ou un cobra / Un tueur ou un rat), et Pigalle la Blanche, et La salsa, et Noir et Blanc. Et même, non sans humour, Idée noire, ce tube un peu racoleur qu'il concéda, en 1983, avec Nicoletta. Le public est à contribution sur On the road again, Lavilliers seul à la guitare, rend hommage à Paco de Lucia. Et Betty, bien sûr, une de ses plus belles chansons ; et puis, Lavilliers seul à la guitare, le Lavilliers qui prend son temps, qui retrouve ses accents intimes, c'est aussi comme ça qu'on l'aime, et tel qu'on se souviendra de lui.
Bien sûr, ce n'est pas le Lavilliers de la grande époque - mais que regrettons-nous, disant cela : un certain Lavilliers, ou une certaine époque ? Le Lavilliers un peu crâneur, anar en cuir ne détestant pas cabotiner, ou ce temps où la musique portait une sensibilité brute, indomptable, rétive aux formats, aux attentes, charriant, de loin en loin, une sorte de rébellion instinctive ? Car lui au fond ne semble guère avoir vieilli, il a même bellement mûri, il est beau, élégant, dominateur, et toujours dans ce regard cette part un peu diabolique de rire et de tragique, de sagesse et de malice. Formidablement entouré par ses musiciens du "conservatoire marginal supérieur" (...), et de sa voix inchangée, il continue de fonctionner à l'instinct, à la sueur, il va tranquillement chercher son public, mais sans rien forcer, amorçant quelques pas sur une salsa ou se retirant un peu en lui-même pour chanter Betty : bref, il n'a pas changé, lui. ∆
Bernard Lavilliers - Olympia, 28/03/14 - Quelques extraits
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 19 avril à 18:11
Bjr
Quelques photos du concert.
http://www.volubilis.net/concerts/bernardlavilliers2014/concertbernardlavilliers_03042014.php