« Etes-vous solitaire ? »
Telle est la première question que pose le logiciel, chargé de configurer l’intelligence artificielle qu’est Samantha, à Théodore.
Il est étonnant de voir à quel point les critiques du film admettent à l’unisson que « Her » raconte une magnifique histoire
d’ « amour impossible » entre un homme et une machine.
Impossible, certes. Magnifique ? Rien n’est moins sûr.
Cette histoire d’amour est avant tout le reflet de la solitude d’un homme, complètement abattu après son divorce. C’est cette solitude qui sert de thème à l’intégralité du film.
Théodore trouve son salut dans les bras virtuels d’une intelligence artificielle. Mais qu’elle est la nature de sa relation avec Samantha ? Est-ce véritablement de l’amour ? N’est-ce pas prédéfini, paramétré ? Samantha n’est-elle pas là avant tout pour combler la solitude de Théodore et asservir ses désirs ?
Jamais, au grand jamais, nous ne voyons un véritable couple à l’écran. C’est peut-être ce que souhaite montrer Spike Jonze : la trajectoire inéluctable que nous prenons vers un monde sans amour.
Le souhait du metteur en scène n’est pas de pointer du doigt la technologie ou de déblatérer un discours stérile basé sur le « c’était mieux avant », et c’est la toute la force du film : il reste objectif, et dresse un constat. Mais on ne peut s’empêcher de s’inquiéter quand on voit le portrait que Jonze dépeint de cette société.
Qu’elle est la raison de cette solitude que ressent Théodore ? Son divorce. Du moins, en apparence, car jamais dans le film ne nous sont expliquées les raisons de cette séparation. Idem avec son couple d’amis, qui se quitte sur une simple dispute après 8 ans de vie commune : les raisons nous sont données certes, mais elles sont anecdotiques. Elles sont symptomatiques d’un mal qui les frappe depuis trop longtemps.
Notre société tend à s’individualiser depuis plusieurs décennies, c’est un fait, et cette individualisation s’est accélérée avec les technologies récentes.
Petit à petit, l’individu a pris le pas sur le groupe, si bien que chacun cherche à assouvir son désir personnel avant même d’envisager le moindre engagement. Cela s’illustre parfaitement dans le film, lorsque Théodore rencontre le personnage incarné par Olivia Wilde, belle, drôle, pétillante. Il admet la désirer. Il admet qu’il souhaite lui-même être désiré. Mais il refuse de s’engager.
N’est-ce pas profondément triste ?
A-t-on tellement tout à portée de clavier que la simple éventualité d’un engagement viennent compromettre nos désirs devenus profondément égoïstes et stériles ?
Cette solitude omniprésente dans le film nous serre et nous aveugle : on se surprend à trouver cette histoire d’amour
« belle », alors que Joaquin Phoenix est constamment seul à l’écran, il ne regarde jamais les gens (ou trop rarement), qui ne le regardent pas non plus. Les échanges entre êtres humains sont rares, et ils sont aussi artificiels que l’est Samantha.
Même les lettres qu’il écrit, aussi émouvantes soient-elles, ne sont basées que sur la tromperie et le mensonge. Il écrit pour d’autres, et donne l’illusion qu’elles ont été écrites à la main. « Ce ne sont que des lettres » ne cesse-t-il de répéter. « Ce n’est qu’un robot ! », souhaiterait-on lui crier à travers l’écran.
Car oui, Samantha est parfaitement artificielle. Elle est comme une magnifique copie de tableau : à première vue, de loin, rien de la différencie de l’original. Pourtant, une infinité de choses les sépare, elle et l’œuvre d’art pure et totale.
Samantha est et restera une intelligence artificielle.
On ne peut qu’être heureux que cette relation s’achève. On ne peut laisser notre monde sombrer dans la solitude la plus totale. On ne peut laisser les humains avoir plus d’estime pour les robots que pour leurs congénères.
Théodore le dit lui-même lorsqu’il se surprend à observer les gens dans la rue : il aimerait les connaître. Et pourtant, il se réfugie dans cette relation bâtarde pour cacher sa solitude au lieu de prendre le risque de créer du lien.
Cependant, Samantha est tout de même à l’origine de changements dans la vie de Théodore, comme le fait qu’il se fasse publier. Même si ces lettres ne sont que des lettres, cela touche les gens. Et c’est peut-être le but. C’est à la fois magnifique et malsain, car faux.
La fin du film est justement là pour nous rappeler qu’il faut rechercher quelque chose de réel, de brut, et non pas nous réfugier dans une illusion, dans quelque chose qui nous semble vrai.
Hors c’est cette illusion que vit Théodore, et tel l’Homme enchaîné dans la Caverne de Platon, il y croît foncièrement, enfermé et aveuglé dans cette prison qu’est la solitude.
Le plus pervers est que cette technologie, censée être à son service, l’écarte du reste des Hommes, en en faisant un individu, et non pas un membre d’un groupe. Hors, n’est-ce pas le devoir de tout Homme que d’aider ceux qui sont restés au fond de la caverne ? N’est-ce pas le rôle de l’Homme éclairé que de redescendre vers les prisonniers et de les éclairer à son tour, qu’ils en vaillent la peine ou non ?
Terrible conclusion que d’imaginer un monde où nous serions tous des prisonniers de notre propre caverne, et où les rares esprits éclairés refuseraient de nous aider, accaparés par leur propre désir et leur propre reconnaissance individuelle.
Ce n’est que lorsque Samantha le quitte que Théodore est capable de véritablement renouer avec son amie. Ce n’est qu’à ce moment qu’il décide de recontacter son ex-femme (via Siri, la technologie ne disparaîtra jamais vraiment). Il n’a jamais été aussi humain que lorsqu’il se retrouve confronté à la réalité.
Alors qu’il semble être à première vue une simple interrogation sur la possibilité de créer un lien avec une machine, « Her » est en réalité une brillante réflexion sur la solitude et les rapports sociaux, à une époque où l’Homme, cet animal social, n’a jamais été aussi seul.
Si vous avez ressenti une profonde inquiétude et un certain malaise mêlés à de la mélancolie après être sorti du cinéma, alors c’est qu’en vous demeure un fond de romantisme. Si vous y avez vu une somptueuse histoire d’amour où les codes des relations humaines sont simplement en évolution, alors il est déjà trop tard.
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