Spike Jonze est un cinéaste qui, à l’annonce de nouveaux projets, provoque à chaque fois une certaine excitation. Que ce soit avec ses clips pour Weezer, Björk, The Chemical Brothers ou ses métrages (Dans La peau de John Malkovich, Adaptation, Max et les maximonstres), Jonze arrive, malgré quelques aspects bancals dans ses métrages, à construire une identité visuelle qui lui est propre. Avec ce nouveau métrage qui rassemble une star du cinéma – Joaquin Phoenix – et une star de la musique – Arcade Fire -, le réalisateur savait qu’il avait de grandes chances de faire un coup gagnant.
Her était un minimum attendu dans la planning cinématographique de 2014. Mais plus que par le CV flatteur de son initiateur, cette attente est surtout due à un pitch qui laisse rêveur et qui appelle, en même temps, à la stimulation intellectuelle. En effet, voir un homme qui tombe amoureux d’un système d’exploitation informatique n’est pas chose très courante et donc interpelle grandement. Surtout, à l’heure du 2.0, une telle proposition d’écriture ne peut échapper à personne. La thématique de base est donc résolument contemporaine même si, à y creuser de plus près, elle n’a rien de révolutionnaire. Cela aurait pu être une faiblesse. Cela est, au final, l’un des atouts majeurs du film. Car oui, un tel thème a pu déjà être traité dans des films marquants. Et plus en profondeur. En effet, derrière une O(perating)S(ystem) se cache forcément une intelligence artificielle. Et, en filigrane, c’est bien cette identité différente, étrangère, aux confins de l’altérité qui est questionnée. Un film comme le chef d’oeuvre de 1995 (déjà !) Ghost In The Shell de Mamoru Oshii, en tant qu’exemple flamboyant, a magnifiquement abordé la question. Inutile de revenir dessus, le cinéaste japonais avait, à l’époque, presque tout dit et avait affirmé un discours fondateur. Ici, les racines sont les mêmes. Fort heureusement, Her se situe à contre-courant de cette exploration. D’ailleurs, quel aurait été, au fond, l’intérêt de poser les mêmes questions ? Aucun. En effet, jamais le spectateur ne va entrer dans des émoluments technologiques et/ou des considérations métaphysiques qui peuvent découler d’un tel matériau de base. Dans le métrage de Spike Jonze, la technologie informatique est prise en tant que tel. Elle a une existence, elle est une réalité, elle est un fait. Ainsi, le personnage principal ne va jamais s’interroger sur l’existence ou l’évolution de l’OS. Le début est déjà explicite ; la fin ne viendra que confirmer cette prise de position. Tout est pris de manière très naturelle. Presque trop d’ailleurs quand on retrouve un final qui s’ouvre sur quelques questionnements de la part du spectateur quant à une certaine forme de devenir. Faut-il y voir une faiblesse scénaristique cédant aux sirènes de la facilité ? Peut-être. En tout cas, et c’est bien la sensation qui prédomine, il faut retenir le fait que Her évite, ainsi, la redite par rapport à un certain courant et va pouvoir se concentrer sur les véritables directions qu’il souhaite prendre.
L’une des forces du projet est de plonger dans un monde à part. C’est l’un des principes de base de la science-fiction mais les démarches ne sont, il faut bien le dire, pas toujours réussies. Her, à ce titre, témoigne d’une réelle identité à défaut d’être, là aussi, pleine originalité. A la fois moderne et « passéiste », dans une logique de rétro-futurisme somme toute plutôt classe mais déjà vu récemment, par exemple, dans le Never Let Me Go de Mark Romanek (tiens, tiens, un autre clippeur. Coïncidence ?), l’univers dépeint inspire le respect tant ce parti-pris s’avère tout simplement beau. Les décors sont soignés ; les costumes, quant à eux, ne tombent pas dans la surenchère même si Theodore en fait peut-être un peu trop dans le hipsterisme avec sa moustache et son pantalon délibérément trop relevé à la taille. Le détail peut énerver mais il n’est pas essentiel. Finalement, et surtout, le decorum met à l’aise un spectateur qui peut suivre tranquillement le déroulement de l’histoire. Pourquoi ? Parce que ce monde n’est, finalement, pas si éloigné de celui dans lequel on vit actuellement. Ce Los Angeles muté avec une ville comme Shanghai, où une logique de surimpression dans l’image domine, ne choque jamais le regard et n’est pas si étranger dans son architecture et son aménagement à ce que l’on connait, même en carte postale. L’oeil est habitué, c’est certain, surtout que les habituelles distorsions chères au genre ne sont pas franchement légion. Exit les gadgets en tout genres et autres bolides en forme de vaisseaux spatiaux. Tout juste a-t-on le droit à une console de jeu un poil plus avancée que la PS4 (pour l’anecdote) ou, cette figure étant indispensable, à une utilisation massive de l’oral et du tactile. Néanmoins, rien de révolutionnaire là encore mais une démarche de continuité saine et proche de nous qui pourrait apparaître logique face au monde de 2014. L’immersion est donc réussi. Néanmoins, malgré une certaine sensation de confort, Her va s’ouvrir à des éléments plus « perturbateurs ». Il n’y à qu’à regarder du côté de la photographie, telle une enveloppe brumeuse, pour s’apercevoir que, derrière la façade, se jouent quelques drames.
Derrière ce monde propre et accessible se cache en réalité un réel mal-être bien tangible. C’est à ce niveau que se situe le véritable corps d’un film qui s’avère être un projet avant tout sensible. Si l’humanité doit avoir peur pour son futur, ce n’est pas dans son apparence mais bien au niveau de la perte des sentiments. En effet, Theodore n’arrive plus à aimer une personne normale et doit trouver un refuge affectif sous peine de sombrer plus profondément. Est-ce par peur ? Par « fainéantise » ? Par refus du compromis ? Par envie ? Peu importe, le plus important reste que l’Homme est vidé de sa substance intérieur. La manière dont est filmé un Joaquin Phoenix en retrait et qui refuse toute performance d’acteur trop explicite ne peut que corroborer cet état. Même si quelques idées de représentation ressemblent à ce que pouvait faire une Sofia Coppola dans son Lost In Translation (les séquences de chambre d’appartement notamment), certains plans trouvent leur puissance en jouant constamment la carte de la muraille. Des vitres omniprésentes, un bureau divisé en petites sections, les obstacles physiques sont, au finale, bien trop nombreux pour s’élancer vers une nouvelle vie sentimentale. Le protagoniste ne peut alors que se renfermer. Et c’est alors le mental qui prend le relais. A ce niveau, l’utilisation de flash-backs rappelant sa vie antérieure est une judicieuse initiative car elle rappelle l’humanité tout en appuyant là où cela fait mal. Ce grand écart permet au film de sortir d’une certaine linéarité et de complexifier la psychologie. Le spectateur sait qu’il a, heureusement, été vivant mais que même dans un futur clairsemé, le souvenir, en étant bien trop vivace, est toujours douloureux. Cette douleur est d’autant plus prégnante au regard de la profession du personnage, autre choix scénaristique précieux. Ecrivain de lettres d’amour, le métier met en exergue deux éléments. Le premier envoie une dimension supplémentaire à la peine de Theodore. Même s’il donne l’impression de prendre du recul, les commentaires admiratifs sur son « oeuvre » ne peuvent le laisser indifférent. Le sentiment est donc toujours là. Et si la catharsis peut faire son effet dans une recherche du bonheur amoureux, elle peut aussi creuser un écart sidérant entre la situation d’autrui et la sienne. Le grand écart est donc très intéressant par sa multiplicité. Le second point insiste sur ce besoin d’amour immodéré de la part de la société dans son ensemble pour combler un manquement. Et rappelle que les murs sont bel et bien devenus des frontières. Pourquoi ces personnes ne se disent-elles pas les choses ? Peut-être bien parce qu’elles ne savent plus définir une émotion et mettre une oralité dessus. En fait, c’est une industrie, un business, une recherche d’argent, finalement, qui a pris le pas sur l’humain. En utilisant un tel hors-champ dans la définition d’un métier qui n’est finalement pas si palpable mais qui demeure bien présent, Her en deviendrait presque inquiétant sur l’état de l’humanité.
En se creusant des fossés de plus en plus profonds, la société se construit une solitude qui prend une place prépondérante et dont on devine qu’elle est bel et bien le probable futur nerf de la guerre sociétale. A ce titre, l’utilisation de la voix off est bien le plus bel effet que Spike Jonze pouvait utiliser. A la fois interne et externe, elle permet de parler à la fois au personnage et au spectateur. La conséquence est simple : ce dernier se retrouve dans la même condition, sur un niveau identique, que Theodore. Les rapports entre medium et récepteur sont dorénavant confus. La solitude envahit ainsi littéralement toutes les personnes qui sont au contact du protagoniste filmique. Une manière pour le cinéaste de rappeler ce qui nous vivons – peut-être – ou ce qui nous attend – sans doute. Mais pour que ce parti-pris révèle sa toute puissance, il faut que son instigateur le tienne jusqu’au bout. Et Spike Jonze va le faire. Jamais il ne va tenter d’enclencher un point de vue visuel de cet OS. La conséquence aurait été terrible : tout son dispositif se serait littéralement cassé la figure. L’omniscience recherchée, car c’est de cela dont il s’agit, aurait eu une forme et même si c’est la voix de Scarlett Johansson, reconnaissable entre toutes, qui assure le rôle du système, la personnification aurait simplifié une donne rendue exclusivement filmique alors qu’elle recherche le total. Afin d’aller encore un peu plus loin et de montrer définitivement la force de sa proposition, le réalisateur a construit un acte sublime pour donner un soupçon à la fois de malaise et de réflexion supplémentaire. Cette séquence avec un tiers où le sexe doit prendre sa place met le spectateur dans une situation particulière tant il peut apparaître, comme le personnage principal, perdu, en dehors du « confort » initialement instauré. La scène rappelle, également, que la solitude ne peut pas se combattre aussi facilement car c’est bien une incarnation qui est demandée. La voix-off qui a une identité est, ici, plus puisante que l’image, pourtant enjeu essentiel du cinéma, devenue subterfuge. Le tour de force cinématographique est admirable. Mais cette voix ne fait pas tout. Encore plus désolant, la situation de dépersonnification se retrouve dans l’intégralité de la société. Grâce à une utilisation intelligente de contre-champs précis, Spike Jonze rend parfaitement compte des situations personnelles qui innervent une problématique globale. Tout se retrouve à l’identique, il n’y a plus personne pour tirer la sonnette d’alarme humanisante. Comme si le temps s’était arrêté et grâce à un mixage sonore consciencieux, le monde entier s’enrobe d’un sentiment étrange. Et c’est l’omniscient qui revient. Encore. Et c’est la solitude qui triomphe. Toujours. Et même si le final remet certaines données en perspective et s’offre un soubresaut de poésie, le spectateur ne peut pas oublier que le mal est déjà fait.
Her s’avère être, au final, à la fois optimiste et pessimiste comme pour mieux cueillir le spectateur. Et même s’il souffre de quelques défauts mineurs, il reste un métrage sensible qui va s’inscrire dans le paysage cinématographique de 2014. Il confirme également Spike Jonze comme un cinéaste définitivement à part.