On le sait, les livres disparaissent comme les hommes, un peu plus lentement peut-être, parfois. Ils meurent d’épuisement. Cette fin peut convenir à l’auteur s’il regrette, avec le recul, d’avoir donné à lire ce qui était pour lui, à l’époque, une réussite, le point extrême qu’il pouvait atteindre dans l’écriture. Mais pour le lecteur qui admire l’ensemble de l’œuvre, il en va différemment. Il y a une vraie frustration de ne pouvoir lire tel ou tel volume devenu introuvable, sauf à se ruiner chez les bouquinistes et surveiller attentivement les ventes aux enchères. Il faut donc commencer par saluer cette réédition de Sans couvercle par Fissile.
Pas de présentation ni de préface, une simple note : « D’après l’édition originale publiée par Guy Levis Mano en mars 1953 ». Sans couvercle est le second livre de du Bouchet, après Air, chez Jean Aubier, en 1951, tiré à 300 exemplaires. Sans couvercle, lui, est tiré à 400 exemplaires mais se présente comme une modeste plaquette, format 18x11, d’une cinquantaine de pages pour un ensemble de 60 poèmes. On remarquera que la situation n’a guère évolué pour ce qui est de la publication d’un premier livre par un jeune auteur, même si on peut considérer GLM comme une figure tutélaire, une sorte de saint patron de la petite édition.
Fissile aurait pu faire le choix d’une édition rare, pour bibliophile, en fac-similé. L’éditeur a préféré une édition courante, en apportant quelques modifications qui se révèlent tout à fait bénéfiques. D’abord, le choix d’un format différent : en passant à 22x16, cela permet de ne pas couper les vers longs, avec renvoi de la fin du vers à la ligne suivante. Le choix de passer à 70 pages est également tout à fait judicieux ; cela évite les chevauchements sur une page, avec la fin d’un poème et le début d’un autre. Par souci d’économie peut-être, GLM avait compacté ainsi le texte ; l’édition de Fissile est meilleure avec un poème par page, ce qui avait d’ailleurs été le choix de du Bouchet lorsqu’il avait repris quelques poèmes de Sans couvercle dans Air (éd. Clivages, 1977). Pour le reste, le livre est la reprise scrupuleuse de l’édition GLM.
Dans l’œuvre de du Bouchet, Sans couvercle n’est pas un livre majeur dans le sens où il ne fait pas partie des œuvres de la maturité dans lesquelles l’écriture du poète s’affirme dans son indéniable singularité. Mais ce livre ne doit pas pour autant être considéré comme une œuvre de jeunesse sans importance, une simple curiosité en marge. J’en veux pour preuve que du Bouchet a repris huit poèmes dans Air en 1977, avec un simple toilettage de détail, mais certainement pas une réécriture approfondie comme il a pu le faire pour la reprise d’Envergure de Reverdy par exemple.
Tout l’intérêt particulier de Sans couvercle tient précisément à une tension entre une influence reverdyenne très forte et une avancée tout aussi puissante de du Bouchet vers lui-même. On pourrait dire que Sans couvercle acte la résolution prise dans une note de carnet en 1951 : « Pour avancer, je dois lutter maintenant contre l’influence de Reverdy. » (Une lampe dans la lumière aride, éd. Le bruit du temps, p.109). Les poèmes de Sans couvercle sont bien encore marqués par le magnifique lyrisme contracté et l’univers à la fois fermé, énigmatique et instable de Reverdy. Pour exemple, « Cette chambre » : « Je prends le jour comme un morceau de papier/je le froisse//une image d’homme découpé dans son pays//le tonnerre ouvre les yeux/entre les murs//l’herbe/depuis qu’elle existe /je la secoue aussi //il n’y a qu’une chambre/ sans coin/dont on ne sort pas /une fenêtre /et toute la lumière vient de là /des murs /une porte où l’on entre /et qu’on ne franchit pas //je reconnais ma chambre /son pays. » Mais quelques pages plus loin, dans « Lacet », on entend parfaitement la voix de du Bouchet : « Après la terre, les cailloux réapparaissent dans le jour neuf qui me sert de gorge. Des coqs cachés dans les gradins. L’eau froissée, en bas. La râpe des galets de rivière. // Il y a une borne assise au tournant. Ce n’est pas toi, malgré ta blouse jaune. //Les paroles sortent de terre. La terre me façonne. Plus haut, je ne pouvais rien dire. // Elle monte trop fort. //Je me retiens de parler, pour ne pas effrayer la lumière. »
Il y a dans Sans couvercle toute l’émotion de voir naître à lui-même un poète décisif dans sa vision du monde et le tranchant de sa langue.
[Antoine Emaz]
André du Bouchet, Sans couvercle, Ed. Fissile, Non paginé – 20 €
sur le site des éditions fissile