Ils sont rangés à part, sur une étagère où je peux à tout moment reprendre ou poursuivre la rencontre avec l'un d'eux. Leur liste, non exhaustive, lacunaire comme ma culture, est délibérément subjective.
Si l'on s'en tient à la modernité, y figurent, entre autres, dans le désordre, Mark Z Danielewski, Maria Gabriela Llansol, Friederike Mayröcker, Onuma Nemon, Jean-Michel Reynard, W. G. Sebald, et bien sûr, Patrick Beurard-Valdoye. Ils sont dits, se disent romanciers (je viens d'ajouter récemment à leur compagnie le Jaume cabré de Confiteor). Ils se disent, sont dits poètes. Leur rapprochement, pour hétéroclite qu'il soit, les constitue en une famille dont chaque membre à sa manière irréductible, singulière, donne forme à une entreprise, à une vocation qui relève éminemment de la poésie, et à la fondation de laquelle je place Les Cantos d'Ezra Pound, lesquels viennent d'être réédités par Yves di Manno, l'éditeur de Gadjo-Migrandt de Patrick Beurard-Valdoye. Le fait de trouver ces deux volumes côte à côte au même moment sur les tables et dans les vitrines des libraires a été une de ces coïncidences signifiantes qu'on ne peut attribuer totalement au hasard. Il n'est que de relire dans l'introduction de Di Manno une phrase comme celle-ci, concernant le détournement du genre épique, pour en être persuadé :
" [...] il n'est évidemment plus question de narrer les hauts-faits d'un héros ou quelque épisode d'un passé mythique, mais d'assembler les fragments épars d'un Récit invisible, latent (bien que chaque acte, chaque pièce en soit d'ores et déjà rédigé) et présenté comme une " métaphore " de l'histoire des hommes, résumant leur quête à travers l'espace et le temps ".
(Je n'ai pas encore lu (exemple de lacune) Les poèmes de Maximus de Charles Olson, poète dont la présence irrigue pourtant nommément le livre de Patrick Beurard-Valdoye).
Livre-monde donc, sixième du " cycle des exils ", Gadjo-Migrandt explore, multiple, collectif, tout ce qu'une mémoire d'homme emmagasine, qu'un homme a capacité de contenir et de porter en lui, qui s'éteindrait avec lui s'il n'y avait ce relai successif des vies et des œuvres que prend en charge l'écriture lorsqu'elle se constitue précisément de l'effort de mise en œuvre de cette intériorité radicale, capable d'englober en elle l'extériorité du monde comme part de l'autre reconnue en soi. D'en surplomber la complexité historique tout en l'intégrant charnellement à sa douleur intime, mais aussi à son extase, réalisant totalement ce que Patrick Beurard-Valdoye nomme " Un moi-lieu du monde ".
Une vocation de la poésie bouleversante et impure que la langue narrée libère dans son amplitude, ouvrant le mot " morave " à mort à vie, le travail interne au mot paradigme du travail de composition interne au livre, effervescence créatrice de vivre et œuvres de mort s'y accomplissant simultanément.
Cela commence comme une ballade, des geôles de l'inquisition aux geôles nazies, parcourt l'histoire et la géographie des exterminations, persécutions, enfermements et exils de l'Europe du XXème siècle avec une focalisation sur la culture rromani, le titre du livre éveillant les échos d'une brûlante actualité autant que ceux, mémoriels, d'une autre " brûlure l'air de la mort et la peur poursuivant du regard les rescapés pourchassés dans une rue brune frighorrifiée ", où, " l'heure du pogrom ayant sonné ", " ça sent poudre urine sueur sang".
Infamie, terreur, cruauté sans limites, le pire de l'inventivité humaine. Et le meilleur : la philosophie, l'art, l'architecture, la psychanalyse, la musique, la poésie, tout ce qu'on appelle culture, qui est également mémoire dont nos mots comme les cellules de notre corps portent l'héritage et les potentialités, dont ne se sépare pas l'amour.
Si l'on n'a pas, comme je ne l'ai pas, connaissance suffisante de l'histoire, de la langue, de la géographie, de la toponymie des pays rroms, si on ne connaît pas suffisamment les noms, la vie et l'œuvre de John Howard, Sigmund Freud, Ludwig Wittgenstein, Elias Canetti,
Leoš Janáček, Gustav Mahler, Anton von Webern, Alban Berg, Edgar Varese, John Cage, Stefan Wolpe, Jean Arp, Sándor Ferenczi, László Moholy-Nagy, Charles Olson, Hilda Morley et H. D., Gherasim Luca, Paul Celan (et j'en oublie) , si l'histoire ou les objectifs du Bauhaus et du Black Mountain College nous sont quelque peu lointains, consentons à ce que le livre nous apprenne à les apprendre, livre redevenu pour eux lieu des pays qui leur furent communs et d'où et où ils durent s'exiler , devenu pour nous lieu d'apprentissage. De ce genre particulier d'apprentissage qui occupe chacun de nous, que chacun accomplit, chemin du vivre, apprentissage du monde auquel chacun participe pour sa part infime ou plus importante, qu'il dépose dans une écriture ou dans une mémoire et quelqu'un, sans le savoir parfois, ou le sachant, par bribes, par éclairs, en est fondé .
Il s'ensuit de ce livre, pour moi, une lecture très lente. Une relation acceptée et heureuse à la difficulté. L'obligation que je me fais (que j'ai) de consulter à tout bout de champ le traducteur ou le dictionnaire pour y chercher tel mot en langue tchèque ou en rromani, tel nom de lieu, parfois sans majuscule, que j'ignore et ne sais pas différencier de certain néologisme. Obligation que rémunère à chaque fois une compréhension plus fine du travail idéogrammatique interne à la langue, de la nécessité qu'y prennent des emprunts d'apparence hétérogènes, de cette traduction à laquelle constamment nous invite une écriture qui résiste à la signification et exige d'être décryptée pour prendre sa véritable dimension. Et ce n'est pas le moindre paradoxe de ce flux d'informations que d'épaissir le mystère jusqu'à nous en trouver ravis comme d'une vérité. Alors on s'émerveille des liens multiples, comment cela verse d'un sens à un autre, joue de tous les registres pour appréhender la beauté et les douleurs du monde et donner évidence révélatrice à ce que nous n'en comprenons pas. Comment, par exemple, l'inclusion de tel détail biographique, par consonances et associations de mots effectue dans la langue même le passage de l'intime au collectif, de la détresse singulière d'un enfant à l'intérieur du triangle œdipien à celle, transindividuelle, d'un peuple.
Tissage, identification, incorporation réciproque et mêlée du corps du texte, du corps du paysage (typo/topographie), de la mémoire de la langue et de celle de notre propre corps :
" vous récitez dans le texte toute entité incorporé au mot
ailé
l'avant-bras maintient lever la jambe celle d'une lettre élargit le présent
le prédisant : : qu'il mute
la prosodie soulève vos pieds le corps flotte sur l'horizon vocal
circoncentré "
Ebauches d'images inachevées versant l'une dans l'autre, les mots se télescopant dans le courant de leurs lettres phrases strophes pages chapitres, comme dans celui du temps.
Que cela ne se fige ne s'arrête pas, tous ces mouvements appelés - " la poésie ce mode de déplacement véloce " note drôlement Patrick Beurard-Valdoye - , vers on ne sait quoi la vie désespérante, inconcevable, et cependant belle.
Allitérations, assonances, mots-valises. L'invention verbale ose sa fécondité, sa libre virtuosité " à la manière " de. " La manière ", ce peut être celle du poème de Gherasim Luca, dont l'importance ne cesse s'être réaffirmée tout au long du livre, donnant cours à propos du suicide, tentation et acte, à de bouleversantes passes linguistiques sur la nage, la noyade, l'attrait maternel de la mort dans la rivière, quand " n'être plus c'est naître au fond ".
La " manière ", ce peut être l'adoption de la graphie sans voyelles de la langue tchèque venant contaminer la graphie latine des mots de langue française et rejoignant par là l'écriture consonantique originaire de toute écriture alphabétique. Ce peut-être la fascination pour les rythmes et les sonorités de la langue rromani , à partir de quoi, comme Wolpe à partir de l'hébreu, Patrick Beurard-Valdoye " invente son propre langage et des néologismes " pour dire ce qu'il en est de l'abjection en l'affrontant dans une liberté de la langue qui ose sa partition, la " plain-tonne en fer de lance ", à l'adresse des pelotons d'exécutés peloton d'exécutants :
" Ceux rossés qu'on a roués de coups reprennent leurs esprits sous la rosée/ c'est la roua : rose éros osé ".
Qui ose mettre en mots la déshumanisation des " corps coupés cubomaniés en bouts bien mélangés sur le dehors public/ perte d'indivis reliques fragments flottement atterré ",
réalisant par ellipses et glissements de la langue une exégèse radicale des cubomanias de Gherasim Luca, peintures et collages littéralement faits viandes et cadavres, la poésie accomplissant le sens tout en maintenant dans sa stridence la question irrésolue, irrésolvable.
Ne s'agit-il pas pour Patrick Beurard -Valdoye, à l'instar de Gherasim Luca, d'oser " TENTER LA CARTE DE LA PERTE " . Laquelle peut être tentation du désespoir, mais également celle espérante et lucide d'atteindre une " situation extrême sans pour autant que soient outrepassées les limites du sens et de la forme ", situation " impossible à reproduire ", et que le compositeur Wolpe décrit magnifiquement comme " un saut originel, l'instant de l'enfant venant au monde, ce moment d'extrême vérité que je cherche dans ma musique ".
Qui ne cesse de se chercher dans Gadjo-Migrandt, poésie.
Je n'ai pas terminé ma lecture, je ne sais pas quand je la terminerai (je n'ai terminé la lecture d'aucun des livres-mondes).
Intermination qui m'est le mode de lire un tel livre, jamais complètement terminer la lecture, jamais arriver à un bout comme à la clôture d'une fin, le mode non de ce que j'aurais su sans savoir le dire et dont je reconnaitrais le dit, mais d'une tension maintenue vers le non-su, le non-compris, l'incompréhensible, son immensité rendue palpable au travers du livre comme au travers des œuvres et des faits qu'il convoque, indéfiniment relancée, indéfiniment interrogée. Ecriture et lecture " in progress ". Cycle des exils.
[Françoise Clédat]
Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt, Flammarion, 2013