1983, 2001, 2014… Les élections municipales qui se déroulent sous une majorité de gauche sont souvent difficiles pour les instituts de sondage. Leurs difficultés à prévoir les résultats peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs d’ordre méthodologique (difficulté à joindre les catégories populaires et les jeunes dans les sondages réalisés par téléphone, faiblesse des échantillons commandés par les médias), politiques (problème de la mesure de l’abstention et du vote FN, désintérêt des électeurs) ou liés à l’organisation du scrutin (listes connues tardivement, mode de scrutin spécifique à Paris, Lyon et Marseille). Si les médias se concentrent sur les scores supérieurs aux attentes du Front National dans de nombreuses villes, c’est aussi le résultat de la gauche, particulièrement mauvais, qui est mis en avant. Pourtant, les enseignements de ce premier tour pour la gauche diffèrent selon les forces politiques, ou le type de ville prise en compte.
Une nette défaite de la gauche, mais sensiblement freinée dans les grandes villes
Les chiffres du Ministère de l’intérieur sont sans appel sur les villes de plus de 10,000 habitants : l’ensemble des forces de gauche obtiendraient 42,7% des voix (-6,8 points par rapport à 2008), contre 45,9% pour la droite modérée (+0,4 point) et 9,2% pour l’extrême-droite (+8,3 points). Ainsi, ce serait surtout le FN qui profiterait de l’impopularité de l’exécutif et d’une crise économique prolongée, la droite restant stable par rapport à un scrutin de 2008 pourtant considéré comme la première défaite électorale de la présidence de Nicolas Sarkozy.
Pourtant, l’évolution sociologique des grandes villes permet en partie à la gauche de limiter l’ampleur de la défaite. Ainsi, dans les villes métropolitaines de plus de 100,000 habitants, la gauche reste majoritaire, avec au total 45,2% des voix, soit une chute de 6,4 points par rapport à 2008. Le niveau de la gauche reste nettement supérieur dans ces grandes villes à celui obtenu aux élections municipales de 1989 (39%) ou 1995 (40,6%), ce qui devrait lui permettre de conserver, au minimum, 18 de ces villes de plus de 100,000 habitants, contre 12 en 1983 et 17 en 1989. L’ancrage de la gauche dans les centres urbains se confirme donc.
Le vote au 1er tour des municipales dans les villes de plus de 100,000 habitants, 1989-2014
Dans ces mêmes villes, la droite progresse assez peu (40,8% des voix, +2,8 points), et c’est là encore le FN qui en profite avec 12,3% des voix, gagnant 9 points par rapport à ses résultats – il est vrai désastreux – de 2008. Toutefois, dans ces villes, le FN reste à un niveau moyen similaire à celui de 1995 (12,2%) : s’il progresse très fortement dans certaines métropoles (Avignon, Lille, Metz, Nîmes, Reims…), il reste stable (Aix-en-Provence, Besançon, Strasbourg, Mulhouse, Saint-Étienne…) voire régresse nettement (Lyon, Paris, Toulon…) dans d’autres. Dans les 242 villes de plus de 30,000 habitants, la tendance est la même : le FN progresse nettement par rapport à 2008, passant de 5,4% à 13,6% des suffrages ; mais il ne grappille que quelques dixièmes de points en comparaison de son précédent record de 1995 (12,8%). La poussée du FN annoncée par les médias est donc réelle, mais elle n’est pas à proprement parler historique, puisque l’extrême-droite ne fait que retrouver son niveau de 1995.
Le leadership du PS sur la gauche s’émousse à la faveur d’une défaite cinglante
A rebours des prévisions de nombreux commentateurs, qui s’attendaient à une défaite limitée, le PS subit un échec majeur dès le premier tour des municipales : il perd 19 villes de plus de 10,000 habitants, parmi lesquelles Clamart, Châlons-sur-Saône, Poissy, Dole ou Châteauneuf-les-Martigues. Dans les villes de plus de 30,000 habitants, le PS perd 5 villes dès le premier tour, soit son plus mauvais résultat depuis 1983 (8 villes perdues). Surtout, seules 7 villes ayant un maire PS sortant sont conservées dès le premier tour (sur 96 villes), alors qu’en 1983, année de défaite majeure pour la gauche, 38 maires socialistes sur les 80 sortants avaient été reconduits dès le premier tour.
Si, dans les grandes villes, la gauche ne perd « que » 6,4 points par rapport aux précédentes élections municipales et reste à un niveau supérieur à celui de 1995 ou 1989, elle le doit essentiellement aux alliés du PS. Celui-ci ne recueille en effet que 29,2% des suffrages dans ces grandes villes, en baisse de 10,1 points. C’est un peu moins bien qu’en 2001 (30,1%), année de la conquête de Paris et Lyon, et légèrement mieux qu’en 1995 (28%) et 1989 (25,1%). Mais ces années, Paris et Lyon votaient très majoritairement à droite et ont depuis évoluées vers la gauche : si on les supprime de l’analyse, le PS se retrouve dans les autres villes à un niveau souvent très inférieur à tous ceux obtenus depuis 1989.
Globalement, la domination du PS au sein de la gauche prend un coup : en 2008, les listes menées par un candidat PS dans les villes de plus de 100,000 habitants comptaient pour 76,2% des voix de gauche ; cette année, le PS ne représente plus que 64,6% des voix de gauche. Même constat dans un cadre plus large, celui des villes de plus de 10,000 habitants : avec 25,7% des voix parmi les 42,3% recueillies par les candidats de gauche, le PS représente moins du tiers des électeurs de gauche (60,8%) ; ce chiffre était de 72,5% en 2008. Ce n’est donc pas tant la gauche dans son ensemble que le PS qui est sanctionné par les électeurs. La réduction de son emprise à gauche pourrait rendre plus compliquées les négociations avec ses alliés lors des prochaines échéances électorales.
Les écologistes tirent leur épingle du jeu
Cette hémorragie dans l’électorat socialiste n’a donc pas touché tous les partis de gauche. A vrai dire, c’est surtout l’étiquette PS qui semble avoir été sanctionnée. En effet, là où, face aux listes socialistes, se présentaient des listes écologistes, Front de Gauche ou divers gauche menées par des candidats bien identifiés et solidement implantés, leurs scores sont souvent très satisfaisants – aux dépends du PS.
Les candidats EELV obtiennent des scores souvent très satisfaisants, notamment dans les villes où leur implantation est ancienne et où la sociologie de l’électorat (diplômé, urbain et aisé) leur est favorable. Ils arrivent notamment en tête à Grenoble, où la liste EELV/PG de Eric Piolle devance la liste PS/PC de Jérôme Safar, avec 29,5% des voix contre 25,3%. L’évolution par rapport à 2008 est très impressionnante, puisque à l’époque, la liste socialiste (42,7%) devançait très largement la liste écologiste (15,6%). Situation identique dans le deuxième arrondissement de Paris : le maire sortant, l’écologiste Jacques Boutault, vire nettement en tête avec 33% des voix contre 22,8% à la liste PS, à la différence de 2008 où il était arrivé 3 points derrière la liste PS. En revanche, la progression des écologistes est moins nette dans les autres arrondissements de Paris, où leurs têtes de listes bénéficiaient d’une notoriété et d’une implantation moindre.
Dans d’autres villes dynamiques, notamment dans l’ouest de la France, les listes EELV obtiennent de bons résultats : 15,3% à Poitiers, 15,1% à Rennes, 14,6% à Nantes, 11,3% à Tours, 11,1% à Rouen, 10,2% à Caen. Très bons résultats aussi dans l’agglomération toulousaine : 31% à Plaisance-du-Touch, 25,9% à Colomiers. Dans quasiment toutes ces villes, les écologistes obtiennent de meilleurs résultats qu’en 2008, alors que les candidats socialistes subissent un très sérieux recul.
Globalement, si l’on prend en compte l’ensemble des villes de plus de 100,000 habitants, les écologistes obtiennent 5,6% des voix (contre 3,1% en 2008), et même 10,1% dans les seules villes où ils présentaient des listes. Autant de données qui montrent que là où la sociologie leur est favorable, les élus EELV peuvent devenir de sérieux concurrents au PS. La stratégie du PS d’octroyer aux écologistes des sièges ou circonscriptions aux divers types de scrutins pourrait donc s’avérer périlleuse à long-terme, en leur donnant l’occasion de cultiver leur ancrage local.
A noter aussi que dans les villes où un candidat divers gauche bien implanté était candidat, il a souvent obtenu des scores très importants, aux dépends du candidat socialiste. C’est notamment le cas à Montpellier, où la liste PS/EELV de Jean-Pierre Moure (25,3%) n’obtient que 1700 voix d’avance sur la liste divers gauche de l’adjoint aux affaires culturelles Philippe Saurel (22,9%). Situation identique à Angers, où l’ancien adjoint au maire Jean-Luc Rotureau recueille 16,2% des suffrages, contre 26,8% au maire sortant Frédéric Béatse (PS). Pire pour les socialistes, leur liste à Dunkerque, conduite par le maire sortant Michel Delebarre, arrive derrière une liste divers gauche menée par l’ancien adjoint Patice Vergriete, avec 28,9% contre 36%.
Le Front de Gauche reste incapable de profiter du contexte national
Les résultats de ces élections municipales sont plus ambivalents pour la gauche radicale, quand elle a choisi de partir en campagne indépendamment du PS. Dans certaines villes, les résultats sont satisfaisants : à Bourges, la liste Front de Gauche de Jean-Michel Guérineau obtient 17,6% des voix, contre 24,4% à la liste socialiste ; à Dieppe, où le PS local espérait battre le maire sortant Sébastien Jumel aux municipales après l’avoir devancé aux législatives de 2012, l’échec est patent : 45,2% à la liste FdG contre 18,9% à la liste PS ; à Limoges, la liste FdG obtient 14,2% des suffrages, et 11,5% à Clermont-Ferrand.
Il s’agit toutefois là souvent d’anciennes villes où le Parti communiste était puissant, et ces résultats apparemment bons sont généralement plus le reflet d’une influence passé que l’annonce d’un renouveau. Dans les villes où les formations représentées dans le Front de Gauche ne peuvent pas s’appuyer sur un ancrage ancien où sur des personnalités reconnues, leurs scores sont moyens. Comme à toutes les élections partielles qui ont eu lieu depuis 2012, la gauche radicale a montré dimanche qu’elle était incapable de tirer parti de l’impopularité de l’exécutif.
L’ampleur de la défaite au second tour dépendra des reports de voix à gauche
Plusieurs éléments importants sont à prendre en compte pour anticiper les résultats du second tour : la présence ou non du FN en triangulaire, handicapante pour la droite ; la qualité des reports du FN sur la droite modérée, en cas de duel ; le poids de la liste PS au sein de la gauche et la qualité des reports des autres listes de gauche.
Le rapport gauche/droite/FN au 1er tour dans les grandes villes avec triangulaire au 2nd tour
Les résultats du premier tour, qui témoignent d’un rejet de l’étiquette PS de la part d’une proportion importante des électeurs de gauche, augure mal de bons reports pour le second tour. Les précédents historiques ne sont d’ailleurs pas favorables à la gauche. Déjà en 2001, dans un contexte plus favorable, la plupart des villes avaient connu une baisse sensible de la gauche entre les deux tours, et même un effondrement dans certaines : -5 points à Poitiers ou Beauvais, -6 points à Toulouse et à Rennes, -7 points à Grenoble, Niort ou Châteauroux, -8 points à Orléans, -12 points à Lille, -13 points à Arles…
Le rapport gauche/droite/FN au 1er tour dans les grandes villes avec duel au 2nd tour
Dès lors, l’avance au premier tour de la gauche sur la droite (ou, en cas de duel, sur la droite et le FN) est trop faible pour être confortable dans certaines villes : 5,5 points d’avance à Strasbourg, 5,2 points à Brest, 4,7 points à Reims, 3,4 points à Saint-Étienne et même une égalité parfaite à Toulouse. Même à Paris, l’avance de la gauche est minime (+1,9 points), mais le mode de scrutin favorise Anne Hidalgo, dont l’électorat est moins concentré dans certains secteurs de la capitale (4 maires UMP d’arrondissements sont d’ailleurs réélus dès le premier tour, mais aucun maire PS).
La situation de la gauche est donc tellement précaire que même la présence du FN au second tour à Strasbourg, Reims ou Saint-Étienne n’assure pas aux maires sortants socialistes une réélection facile. C’est d’autant plus vrai à Strasbourg et Saint-Étienne que les candidats PS doivent reconquérir de nombreux électeurs de gauche non-socialistes ; à Reims, Adeline Hazan dispose d’une emprise plus forte sur la gauche qui devrait rendre sa tâche plus aisée.
Reste à connaître le comportement des électeurs FN au second tour. En cas de duel, décideront-t-ils de soutenir massivement les candidats de droite pour sanctionner le gouvernement ? Et dans les triangulaires, choisiront-ils de maintenir leur vote frontiste, où préfèreront-ils aider les candidats UMP, notamment dans les villes qui semblent prêtes à basculer ?
Dans ce contexte, le second tour risque d’être redoutable pour la gauche en général et pour les socialistes en particulier. Reste à voir si les résultats se rapprocheront plus, dans leur ampleur, de la défaite des municipales de 1983 ou de la déroute des législatives de 1993.