18 ans.
La majorité.
Ma soeur, une femme.
Depuis la nuit que nous avons passé dans cette forêt, il n'y a pas eu de nouvelle scène de violence. Lorsque nous sommes rentrés de cette longue cavale, "l'autre" était déjà reparti pour se rendre à son travail. La serrure aussitôt changée, ma mère a saisi l'occasion de le menacer de porter plainte s'il essayait ne serait-ce qu'une fois de revenir à l'appartement, de la toucher, ou de faire un quelconque scandale à son travail.
Pour moi, il n'y aurait pas de changement. La loi m'oblige de voir "l'autre" un week-end sur deux. Encore. Encore un week-end sur deux, soit chez lui à Lauhon, soit chez ses parents, ici, à Saint-Velin.
Ce soir c'est l'anniversaire de Joséphine, et nous le fêtons chez mon oncle Pierre. Toute la famille est là. Mes grands-parents, mes cousines, nous... Samuel est là aussi. Il a fait le déplacement exprès pour être là, à ses côtés. Quatre-cents kilomètres d'amour les séparent depuis deux ans et leur passion mutuelle demeure intacte. Joséphine devient une jeune femme. Une jeune femme avec une terrible souffrance en elle. Elle essaye de se raccrocher à ce qu'il y a de plus précieux pour elle : Samuel.
Les études, les cours de piano deviennent de plus en plus secondaires.
Joséphine est douée. Joséphine a beaucoup de talent. Joséphine joue Mozart. Beethoven. Schubert.
Avant de manger un morceau du magnifique gâteau, elle s'assoit devant le piano. Ses doigts longs et délicats, désaffublés pour l'occasion des quelques bagues qui les ornaient, parcours avec virtuosité les touches blanches et noires, au milieu du salon. Nous écoutons tous la symphonie avec une grande émotion.
Puis vient le moment de souffler les dix-huit bougies posées sur le gâteau d'anniversaire. En un seul souffle, elles s'éteignent. Comme si ses poumons avaient accumulé pendant si longtemps ce souffle de liberté. Joséphine, la jeune femme, le visage rougit par l'émotion, brandit sa coupe de champagne sous les applaudissements de la famille, et le regard ému de son amant de toujours, Samuel.
Un moment de fête inoubliable. Serein. Joyeux.
Ma mère est fière de la jeune femme qu'est devenue Joséphine.
Sensible. Emouvante. Aimante.
Leur complicité est fabuleuse. Elles se serrent dans leurs bras menus.
A dix-huit ans, pour boire son champagne, pour rire aussi, elle s'assoit sur les genoux de ma mère. Nous rions tous. La musique bat son plein. Les petites cousines se mettent à danser sur quelques titres très en vogue du moment. Mes grands-parents savourent la joie instantanée qui se dégage de ce moment de fête.
L'absence de Sylvia est douloureuse, mais personne ne s'autorise à basculer la soirée vers une note de chagrin et de peine. Nous pensons tous à elle. Elle est à nos côtés. Elle est fière d'assister à la majorité de sa filleule... Nous la savons.
La soirée se termine très tard.
Vers Une heure du matin, nous rentrons à l'appartement. Tous les quatre. Ma mère, ma soeur, Samuel et moi. Heureux de ce grand moment passé ensemble.
Puis nous nous couchons. Le sourire sur les lèvres, fatigués par cette longue soirée bruyante mais inoubliable.
La nuit calme est si séduisante qu'il est difficile de lui résister. Nos yeux se ferment, avec Beethoven qui chuchote encore au creux de nos oreilles. Dans les draps frais, je me glisse, près à faire de merveilleux rêves. Heureux d'être le week-end, celui de ma mère. Je profite de cette nuit pour savourer mon lit. Le calme.
Vers 4 heures du matin, je me réveille.
Un bruit bizarre dans le couloir. Des pas qui se veulent silencieux. Ce qui augmente mon inquiétude, c'est que les pas sont chaussés. Ce ne sont pas des bruits de pas qui appartiennent à quelqu'un qui se réveille et cherche la porte des toilettes, en pleine nuit.
J'écoute attentivement.
Il y a quelqu'un dans l'appartement.
(A suivre)