" Sir,
Vous avez publié une critique de mon récit, Le portrait de Dorian gray. Celle-ci étant d'une grossière injustice à mon encontre en tant qu'artiste, je vous demande de m'autoriser à exercer mon droit de réponse dans vos colonnes. Tout en reconnaissant que le récit en question est " clairement l’œuvre d'un homme de lettres", l’œuvre d'un écrivain ayant "de l'esprit, du savoir faire et du style", votre critique, sir, suggère avec le plus grand sérieux, apparemment, que je l'ai écrit à fin d'être lu par les éléments les plus corrompus des classes criminelles et illettrées. Je ne pense pas, sir, que lesdites classes criminelles et illettrées lisent autre chose que les journaux, ni qu'elles soient susceptibles de comprendre quoi que ce soit issu de ma plume. Passons donc sur ce point et laissez moi aller à la vaste question de "pourquoi" un homme de lettres écrit, pour commencer. A ce propos, je dirai ceci : le plaisir que l'on éprouve à créer une œuvre d'art est une émotion purement personnelle, et c'est dans la recherche de ce plaisir que l'on crée. L'artiste travaille l’œil rivé à son sujet ; rien d'autre ne l'intéresse ; ce que les autres en diront probablement est une question qui ne lui effleure même pas l'esprit. Il est fasciné par ce qu'il a devant lui, indifférent au reste des humains. J'écris parce que cela me procure le plus grand plaisir artistique qu'il soit possible d'éprouver. Si mon œuvre séduit quelques-uns, j'en suis content ; si cela n'est pas le cas, je n'en ressens aucun chagrin. Pour ce qui est de la foule, je n'ai aucun désir d'être un romancier populaire. C'est trop facile.
Votre critique, sir, commet donc l'impardonnable crime de tenter de confondre l'artiste avec son sujet. Il n'y a aucune excuse à une telle faute, sir. A propos de celui qui constitue la plus formidable personnalité de la littérature mondiale depuis le temps des Grecs*, Keats a remarqué qu'il prenait autant de plaisir à concevoir le mal que le bien. Invitez votre critique, sir, à mesurer la portée de cette fine analyse de Keats, car c'est dans cette sphère que tout artiste travaille : il se tient éloigné de son sujet, le crée, puis le contemple. Plus loin il reste vis-à-vis de lui, plus libre il est dans son travail. Votre critique laisse entendre que je n'établirais pas assez clairement si je préfère la vertu au vice, ou le vice à la vertu. Un artiste, sir, n'a cependant aucune préférence éthique : pour lui, vice et vertu ne sont rien de plus ni de moins que, pour un peintre, les couleurs sur sa palette. Il perçoit l'effet artistique qui peut être produit en les utilisant, et s'y emploie. Iago peut être moralement repoussant, Imogène d'une pureté immaculée, mais Shakespeare, ainsi que Keats l'a dit, a éprouvé pareil ravissement en créant le premier comme le deuxième.
Il était indispensable au développement dramatique de ce récit, sir, d'entourer Dorian Gray d'une atmosphère de corruption morale. Sans cela, l'histoire n'aurait pas eu de sens ni l'intrigue de portée. Conserver cette atmosphère dans le vague, l'indéterminé, le merveilleux, était l'objectif de l'artiste qui l' a écrite. Je prétends, sir, qu'il y est parvenu. Tout homme voit ses propres pêchés en Dorian Gray. Quels sont ceux de Dorian Gray, nul ne le sait. Celui qui les découvre les y aura lui-même placés..."
Oscar Wilde, lors de son procès. Extrait de " Le procès d'Oscar Wilde" Éditions Stock, collection La Cosmopolite 2005
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=23925http://
http://fr.wikipedia.org/wiki/Oscar_Wilde
*Shakespeare