Regarde les lumières mon amour, d’Annie Ernaux, sortie le 27 mars 2014, aux Editions du Seuil, dans la collection "Raconter la vie", 80 pages, 5€90.
"Raconter la vie" est une nouvelle collection aux Editions du Seuil. Elle est une sorte de projet participatif, dans la mesure où elle crée autour d’elle toute une communauté. Tout cela a lieu sur le site internet Raconterlavie.fr. On peut y lire des textes des membres, interagir sur les textes des auteurs publiés, et publier soi-même.
Le roman vrai de la société d’aujourd’hui. Soyez-en les personnages et les auteurs.
Raconter la vie veut aider tous les oubliés de la société. Cette communauté a pour but de donner un sens à la vie de tous ces gens, de les aider, de parler d’eux, et de "les insérer dans une histoire collective". Or, l’histoire collective est l’angle de toute l’œuvre d’Annie Ernaux. Dans tous ses livres, elle part de l’individuel (donc d’elle) pour parler du collectif. Elle parle d’ailleurs "d’autobiographie impersonnelle", et le recueil de tous ses textes est publié sous le titre Ecrire la vie :
Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle.
Tout cela pour dire qu’Annie Ernaux n’est pas là par hasard. Elle était l’écrivain parfait pour entrer dans cette collection.
Regarde les lumières mon amour est un texte court. Pendant un an, Annie Ernaux est allée régulièrement dans l’hypermarché Auchan, du centre commercial des Trois Fontaines, en banlieue parisienne. Elle a réellement tenu un journal de toutes ses visites, qu’elle nous livre aujourd’hui. Il a commencé le jeudi 8 novembre 2012. Et il se termine le 22 octobre 2013 : "J’ai arrêté mon journal". Elle passe des heures dans cet hypermarché. Elle observe les différences de population aux différentes heures de la journée. Elle ne viendra jamais aux mêmes moments, pour constater :
Comme d’habitude, je remarque que la clientèle du soir, plus jeune, plus diverse ethniquement, contraste avec celle du jour. L’heure des courses ségrègue les populations de l’hyper. Le matin tôt, c’est le moment des couples de retraités [...]. Au milieu de l’après-midi, il y a beaucoup de femmes seules [...]. À partir de 17 heures, afflux des gens qui sortent du travail. Un tempo rapide, bousculant, s’empare des lieux. Écoliers avec mères. Lycéens. Entre 20 et 22 heures, des étudiants.
Annie Ernaux observe les gens, tout autant que la construction de cet hypermarché. Elle remarque les lieux excentrés où il se vend, sur de belles étagères, des bouteilles de vin hors de prix, et ce que l’on trouverait dans une épicerie fine. Endroit où il n’y a jamais personne.
Le début de la richesse — de la légèreté de la richesse — peut se mesurer à ceci : se servir dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le prix avant. L’humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop chères, donc je ne vaux rien.
En comparaison des lieux discount, où les aliments sont posés sur des palettes, et où la population est nettement plus dense. Annie Ernaux nous offre une étude sociologique à travers ses visites dans un hypermarché : les différences de classes sociales, les différences de population, le fonctionnement de la grande distribution, le comportement des gens, et ce que tout cela dit d’une société. L’hypermarché comme micro-représentation du fonctionnement de la société.
Un livre passionnant, dans la continuité de toute l’œuvre d’Annie Ernaux.