Propulsé par cette victoire totalement inattendue (certains commentateurs avaient même jugé «scandaleux» d’organiser un combat aussi «déséquilibré» entre un boxeur «si inexpérimenté» et un «tueur aguerri», sic), Muhammad Ali allait devenir l’homme que nous connaissons depuis, militant de la première heure, musulman engagé en faveur des pauvres, défenseur acharné de la cause des Noirs, objecteur de conscience refusant de partir au Vietnam, citoyen libre de parole et de conscience toujours prêt aux révoltes, préférant être banni de son sport durant plusieurs années et même déchu de son titre olympique plutôt que de se coucher devant les autorités, avant de revenir au plus haut niveau, contre l’avis de tous, pour terrasser Joe Frazier et George Foreman, et, surtout, reconquérir son titre mondial cinq ans plus tard – l’un des plus renversants exploits qui se puisse imaginer… Cinquante ans plus tard, l’enquête du Washington Times relance donc les rumeurs de la thèse du combat truqué. Soyons précis: selon les documents produits par le journal, le FBI de l’époque «soupçonnait» Liston et son manager, Ash Resnick, d’avoir truqué le match et empoché au passage un million de dollars chacun. La nuance laisse la place au doute, car le FBI lui-même et J. Edgar Hoover en personne n’avaient jamais acquis de certitude. D’autant que les soupçons ne tenaient alors que sur les témoignages de Barnett Magids, célèbre parieur et ami d’Ash Resnick. Plus personne ne serait aujourd’hui en mesure de produire le moindre témoignage, ils sont tous morts: Sonny Liston en 1970 (overdose ou meurtre?), Ash Resnick en 1989 et Barnett Magids en 2007. Quant à Ali, très diminué par la maladie, inutile de dire qu’il est dans l’incapacité physique de se souvenir de quoi que ce soit. Et quand bien même, les mémos du FBI affirment qu’il n’était au courant de rien. Dans un long article publié la semaine passée, l’Équipe cite le biographe de Sonny Liston, Paul Gallender, qui balaie ces révélations: «Ah, quel pouvoir possède un mémo déclassifié du FBI, vieux de quarante-huit ans! Il peut transformer les rumeurs en vérité et les journalistes en dupes. (…) Quelle plaisanterie. À part la réputation déjà entachée de Liston et Resnick, la principale victime de cette affaire est la vérité.» Précisons que, après le fameux combat, pas moins de huit médecins ayant ausculté Liston avaient déclaré que sa blessure à l’épaule était réelle. L’Équipe nous rappelle au passage le témoignage de Mort Sharnik, le seul journaliste à avoir accompagné Liston à l’hôpital: «Laissez-moi vous dire une chose: si certains ont cru que le match était truqué, c’est faux parce que Sonny était déglingué. Son visage était complètement tailladé, gonflé, détruit. (…) Il a abandonné parce qu’il savait qu’il allait se retrouver KO, probablement au prochain round, comme l’avait prédit Cassius Clay. (…) Il nous a juste dit: “Ce type n’était pas le type que j’étais censé combattre. Ce type sait frapper.”» À l’issue de ce combat, Ali avait hurlé à la foule: «Je suis grand, je suis tellement grand, j’ai ébranlé le monde!» Évidemment, la revanche entre les deux boxeurs, quinze mois plus tard, fut elle aussi suspecte en raison du fameux «coup de poing fantôme» qui avait mis à terre Liston après 1’45” de combat… Par principe et par esprit critique, il faut toujours écorner les mythes. On pardonnera au bloc-noteur de ne pas aller jusque-là avec Muhammad Ali! Au fond, à qui cela profiterait-il?
Roux. Puisque la tragédie originelle de la vie est inscrite dans la démarche de la boxe, l’appel du gong était trop beau: si vous avez aimé Alias Ali (Fayard), publié l’an dernier, ne manquez pas le dernier livre de Frédéric Roux, "la Classe et les Vertus" (Fayard, 192 pages), dans lequel l’auteur, ex-boxeur lui-même, raconte le combat entre Marvin Hagler et Ray Leonard, en 1987, à Las Vegas. Une réflexion au scalpel sur l’histoire américaine récente et les changements opératifs des mentalités dans la communauté noire. Les spécialistes s’en souviennent: Leonard avait gagné le titre des poids moyens. Mais Hagler avait-il vraiment perdu, signant du même coup «l’échec de la classe ouvrière, sa disparition», comme l’écrit Frédéric Roux?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 mars 2014.]