Il ne devrait pas être là et il le sait. Après cinq villes en cinq jours, il est fatigué. Même pas le temps de se remettre du décalage horaire. Rémi, le directeur de la communication, a insisté pour qu’il vienne. Il lui a laissé trois messages, l’a appelé quand il était sur le point d’embarquer dans l’avion qui le ramenait de Milan à Paris, tu verras, ça sera très sympa, Gilles fait toujours des fêtes réussies et puis il faut que tu t’amuses un peu avant de rentrer à New York ! Adam n’a pas eu besoin de vérifier le numéro pour savoir à quelle porte sonner : il n’a eu qu’à se diriger vers le joyeux tohu-bohu audible jusque sur le palier. Il a été littéralement happé à l’intérieur de l’appartement en même temps que les trois personnes qui sortaient de l’ascenseur et qui se dirigeaient vers la soirée en riant bruyamment. Pas le temps de changer d’avis à la dernière minute ; il s’est retrouvé propulsé dans une sorte de vaste loft gris et blanc, aux murs de ciment ciré. Pourquoi s’est-il laissé convaincre, comme d’habitude ? Il se reproche de n’être pas assez déterminé : à force de ne pas oser dire non, il finit par se retrouver dans des situations qu’il ne souhaite pas. Il regarde les invités, posés dans des sofas dont les concepteurs ont dû privilégier l’esthétique plutôt que le confort du dos, les grandes banderoles calligraphiées aux murs, et au fond, des livres, partout, qui s’étendent du parquet – blanc aussi - au plafond sans moulures. C’est le seul élément coloré du décor qui accroche le regard d’Adam. Mais déjà quelqu’un le bouscule gentiment pour se diriger vers une longue table à tréteaux recouverte de verrines, de macarons, de ces choses attirantes au palais mais qui s’avèrent souvent trop sucrées et que les gens avalent à tire-larigot dans ce genre d’occasions.Un plateau chargé de boissons s’arrête à sa hauteur. Il choisit un verre de vin blanc, pose son sac, s’adosse au mur. Il ne voit pas Rémi, il devine le maître des lieux de dos, qui joue son rôle d’hôte à merveille, entouré de ses collaborateurs, de quelques gros clients. Quand il y a vingt ans, Gilles a lancé l’idée de révolutionner le design des halls d’hôpitaux, tout le monde l’a pris pour un hurluberlu. Et pourtant ! Le blanc est bien frais, probablement un Sauvignon, Adam songe qu’il pourrait être en train de le boire tranquillement dans sa chambre d’hôtel, en regardant un film au lieu d’être au milieu de ces gens qui ont tous l’air éminemment satisfaits d’eux-mêmes et des fariboles qu’ils s’échangent. Il pense aussi à son appartement vide qu’il retrouvera dans deux jours, à Helen qui ne lui a plus donné signe de vie depuis trois mois, à la page qui semble irrémédiablement tournée entre eux. Il soupire encore, regrettant décidément d’être venu, lui qui n’aime pas les mondanités et qui commence à avoir trop chaud.Ouf, tu es finalement arrivé ! Rémi sourit d’un air soulagé. J’ai essayé de t’appeler mais avec tout ce charivari, tu n’as pas dû entendre la sonnerie ! Une grande blonde s’avance vers eux en titubant sur ses talons, une coupe à la main. Elle se jette au cou de Rémi tout en regardant Adam avec beaucoup d’insistance. Rémi chéri, tu ne me présentes pas ? Celui-ci obtempère apparemment de bonne grâce : voici Adam, de notre filiale des US, il vient faire son marathon européen comme chaque trimestre… Hello, c’est vous alors Adam ! On m’a dit que votre français est bien meilleur que mon anglais ! Adam n’a aucune envie d’expliquer à Sonia, nouvelle graphiste de l’atelier d’innovation, que si son père est né dans le désert d’Arizona,sa mère, elle, a été élevée près de Limoges. De toutes façons, elle semble avoir déjà trop apprécié le champagne pour écouter quoique ce soit à part le son de sa propre voix.Dommage qu’il n’y ait pas quelques musiciens pour ambiancer cet endroit magnifique, poursuit-elle… j’adore organiser des fêtes, tu crois que je pourrais proposer à Gilles de l’aider la prochaine fois, Rémi ?Elle s’appuie un peu lourdement sur le bras d’Adam,vous devez me prendre pour une timbrée, pourtant j’ai beaucoup d’idées vous savez… mais là, j’ai plutôt soif, je vais me resservir… Elle regarde le verre de vin à moitié plein, se met soudain à le tutoyer, toi, tu m’as l’air d’être plutôt du genre à t’enlivrer qu’à t’enivrer, non ?Sans attendre la réponse, elle rit trop fort de son jeu de mots et se dirige vers le coin des boissons d’une habile démarche en zig-zag.Pour ce qui est des livres, dit Rémi, en désignant les étagères bariolées, toi qui aime les éditions insolites, tu devrais aller jeter un coup d’œil par là-bas ; Gilles a quelques merveilles. Vas-y, insiste-t-il un peu, j’attrape quelque chose à manger et je te rejoins, c’est plus tranquille.La perspective d’un peu de calme le décide. Adam voit qu’en effet le fond de la pièce attire moins que le buffet,il ne remarque qu’une personne assise, à moitié cachée par un cheval de pierre, en train de tourner les pages d’un ouvrage lourd, étalé sur ses genoux. Il s’approche du canapé. La jeune femme a un chignon châtain, savamment négligé, comme ceux que faisait …Adam devient très pâle. Maintenant il sait pourquoi il devait être ici ce soir.- Helen !
- I was hoping for you
(*) répond la jeune femme, d’une voix un peu tremblante.(*)Je t’espérais.
Régine Zambaldi ©(Petit exercice de style aussi, en jouant le jeu d'utiliser dix mots imposés: hurluberlu, tohu-bohu, charivari, ouf, s'enliser, zig-zag, timbré, ambiancer, à tire-larigot, faribole.)