En 1819, Benjamin Constant prononce un discours devant l'Athénée Royal de Paris. Dans ce discours resté célèbre, il compare la liberté telle que la concevaient les Anciens à celle des Modernes. Par Anciens il faut comprendre les Antiques, par Modernes, les héritiers libéraux de la Révolution.
Quelle conception les Anciens avaient-ils de la liberté?
"Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les Anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité."
En résumé:
"Chez les Anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés."
Or ce qui caractérise la conception de la liberté chez les Modernes, ce sont a contrario les droits individuels.
Comment est-on passé d'une conception à l'autre?
On est passé d'une conception à l'autre quand on est passé des limites étroites des républiques anciennes à la plus vaste étendue des Etats modernes.
Les républiques anciennes étaient belliqueuses: "chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie née des autres familles".
A la guerre a succédé peu à peu le commerce qui permet d'atteindre le même but que la guerre, "celui de posséder ce que l'on désire".
Du fait de cette dimension des Etats modernes, les individus ne pèsent plus le même poids:
"L'étendue d'un pays diminue d'autant l'importance politique qui échoit en partage à chaque individu."
Du fait de l'abolition de l'esclavage, qui "a enlevé à la population libre tout le loisir qui résultait pour elle de ce que les esclaves étaient chargés de la plupart des travaux", celle-ci ne peut "plus délibérer chaque jour sur la place publique". Le commerce ne lui en laisse d'ailleurs pas le temps et l'incline à aimer vivement l'indépendance individuelle.
On voit donc que:
"Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances."
Autrement dit:
"L'indépendance individuelle est le premier besoin des Modernes. En conséquence, il ne faut jamais leur en demander le sacrifice pour établir la liberté politique."
Aussi Benjamin Constant demande-t-il de se méfier d'usages républicains antiques "qui permettent de bannir, d'exiler, de dépouiller", tels que l'ostracisme d'Athènes, la censure romaine, de même que, en matière d'éducation, prônée par d'aucuns, "la nécessité de permettre que le gouvernement s'empare des générations naissantes pour les façonner à son gré"...
S'il ne faut pas sacrifier la liberté individuelle à la liberté politique, selon Benjamin Constant, la liberté politique est indispensable pour garantir la liberté individuelle. Il ne faut donc pas y renoncer, mais qu'elle prenne d'autres formes. Ces nouvelles formes constituent le système représentatif:
"Le système représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d'hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins n'a pas toujours le temps de les défendre lui-même."
Alors que le danger de la liberté antique était que les droits individuels ne fussent pas défendus, celui de la liberté moderne est qu'il soit renoncé au droit de partage dans le pouvoir politique. L'autorité ne doit cependant pas s'occuper de faire le bonheur des individus. Elle doit rester dans ses limites:
"Qu'elle se borne à être juste; nous nous chargerons d'être heureux."
Recherchons-nous uniquement le bonheur?
"Ce n'est pas au bonheur seul, c'est au perfectionnement que le destin nous appelle; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le ciel nous ait donné."
Il faut croire qu'avec l'avènement des Etats-providence il a été renoncé volontairement à la liberté politique telle que l'entendait Benjamin Constant et qu'en conséquence non seulement le bonheur, mais le perfectionnement espérés ne sont pas au rendez-vous et les droits individuels menacés.
Francis Richard
De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant, 64 pages, Mille et une nuits