Ce tableau recèle deux mystères : celui de l’église inversée et celui du curé inversé.
Le mystère de l’église inversée
A la première messe (A messa prima)
Giovanni Segantini, 1885, Collection privée
Segantini a vécu et travaillé durant un an dans le village de Veduggio, dont l’église est desservie par un escalier bien reconnaissable.
La façade escamotée
On voit immédiatement que l’église, qui devrait être vue de face, est ici vue de profil, comme s’il s’agissait d’un escalier latéral. Or la façade est bien celle de l’église de Veduggio, avec sa porte et sa niche de droite, surplombées par des frontons demi-circulaires. Segantini l’a donc fait délibérément pivoter d’un quart de tour, afin d’ouvrir tout le haut du tableau sur un panorama céleste :
« Ainsi l’escalier de l’église devient une échelle vers le ciel ». [1]
L’église inversée
Grâce au titre du tableau, l’ombre longue, qui s’étire devant le curé nous donne la direction du lever du soleil : la façade de l’église est donc tournée vers l’Est, ce qui est contraire à l’orientation traditionnelle.
Or l’église de Veduggio est correctement orientée. Segantini a donc pris deux libertés avec la topographie : désolidariser l’escalier et la façade, et inverser globalement l’orientation de l’édifice
Si la façade, avec la structure nette de ses lignes, symbolise l’Eglise en tant qu’institution, alors cette inversion délibérée peut être interprétée comme une critique voilée :
l’Eglise tourne le dos à la lumière du Christ.
La position de la Lune
Lorsque la lune est pleine, elle se trouve à l’opposé du soleil par rapport à la Terre : au moment où celui-ci se lève à l’Est, elle se couche donc à l’Ouest. Sa position correcte, à gauche du tableau, montre que Segantini a bien tenu compte de l’orientation pour mettre au point sa composition. Même si, en toute logique, la lune ne peut pas être totalement pleine lorsqu’on la voit encore après le lever du soleil.
Sa présence juste à côté de la vieille façade pourrait donc elle-aussi se prêter à une interprétation anti-cléricale :
« la lumière de l’Eglise n’était qu’une lumière réfléchie, qui s’efface lorsqu’une nouvelle lumière se lève ».
Reste à apprécier le degré de la critique : s’agit-il d’un appel à remplacer, ou à renouveler seulement la vieille lumière affaiblie ?
Sous la version du 1885 se trouve une première version, encore visible aux rayons X et dont il nous reste une photographie en noir et blanc. Elle avait connu un succès public et critique lors de son exposition à Turin en 1883, et Segantini n’a laissé aucun texte expliquant pourquoi il a décidé de la repeindre en modifiant si profondément le sujet.
Le mystère du curé inversé
La Pénitente ou « Sans absolution » (Non assolta)
Segantini, 1883, photographie d’époque
La Pénitente
Il s’agit d’une jeune femme à laquelle on vient de refuser l’absolution. La nature de son péché nous est discrètement mais clairement indiqué : elle tient son livre dans sa main droite, laquelle est soutenue par la main gauche, laquelle est posée sur la rotondité du ventre. La jeune femme attend un enfant hors mariage.
Situation qui justement était celle de la compagne de Segantini, enceinte cette année-là de leur premier enfant, dans un petit village en proie aux commérages.
Une fille pieuse
Elle est habillée en blanc et noir, la tête couverte d’un voile, et un livre pieux à la main.
« Il est remarquable que, tout en s’éloignant, elle garde ses mains respectueusement réunies pour tenir sous ses yeux le bréviaire ou le manuel de confession. On comprend que son regard n’est pas désespéré, mais étonnamment frais et recueilli. Plutôt que dans les prêtres, c’est peut-être dans la prière qu’elle cherche le pardon, dans une immédiateté avec Dieu, hors de toute discipline. » [1]
La descente
Rejetée par l’église, est-elle au début d’une chute inéluctable, est-elle condamnée à s’engloutir dans l’ombre ? Il est vrai qu’elle se trouve à la frontière entre la partie éclairée de l’escalier et l’ombre du mur : mais s’il en est ainsi, c’est justement parce qu’elle est tournée vers la lumière.
Le chien
Le chien est le compagnon fidèle, l’animal qui aime et ne juge pas. Il est assorti à sa maîtresse, blanc avec des tâches noires, comme toutes les consciences ici-bas.
En l’accompagnant dans sa descente, peut-être lui montre -t-il, comme le propose Philipp Stoellger, la voie d’une morale personnelle, hors du conformisme de la religion :
« Il semble y avoir un chemin menant des lignes claires et des contours nets offerts par la façade de l’église, jusqu’aux formes naturelles des pierres à droite de l’image ; d’une culture vieillie jusqu’ à une nature renouvelée… Une nature dans laquelle le chien pourrait montrer la vérité que l’Eglise a perdu en refusant son pardon, une nature dans laquelle une nouvelle vie va naître. » [1]
Les trois Médisants
Les trois personnages en robe et capuche qui se profilent au bout de la rambarde, dans le dos de la Pénitente, peuvent être trois vieilles femmes ou trois frères mineurs : en tout cas des personnes statutairement incapables de se trouver dans sa pénible situation.
Le rempart de la bigoterie masque le manque de compassion.
La bénédiction des moutons (Benedizione delle pecore)
Segantini, 1884, Museum Segantini, St.Moritz
Réalisé l’année suivante, ce tableau « pastoral » revêt, à la lumière disparue de La Pénitente, la même tonalité polémique.
Les trois enfants de choeur oeuvrant à des tâches indistinctes font peut être écho aux trois médisants. L’église-bâtiment, l’église-institution a été totalement escamotée, réduite à un escalier qui ne mène nulle part.
Réfugiées tout en haut, les silhouettes en contre-jour du curé, de ses acolytes et du livre porté à bout de bras comme pour l’éloigner du courant, font penser à une sorte de digue que contourne la mer animale des moutons.
Lesquels nous montrent ostensiblement leur derrière, manière de signifier que le temps du respect est passé.
Nous pouvons maintenant revenir à la version définitive, et essayer de comprendre pourquoi le même escalier, qui faisait sortir de confesse, mène maintenant à la messe.
L’escalier du cimetière
Etude d’escalier
Segantini, 1885, Bünnder Kunstmuseum Chur
Cette étude montre un escalier latéral qui se situe sur le flanc Sud de l’église de Veduggio, menant du cimetière à l’esplanade.
Segantini a pu avoir l’intention initiale d’utiliser ce décor pour sa seconde version : l’escalier qui remonte du monde des morts à l’Eglise aurait pu faire un contrepoint logique à celui qui précipitait la Pénitente de l’Eglise au monde des vivants.
Peut-être a-t-il trouvé dans cette étude l’idée de faire pivoter la façade afin de développer le ciel, ici gris et fermé comme un volet métallique.
En concurrence avec l’église minimisée par le cadrage, un jeune arbre à gauche s’échappe de ce monde artificiel et figé, introduisant le thème du renouvellement.
Une étude révélatrice
Etude pour la première messe,
Segantini, 1885, Collection privée
Cette autre étude révèle encore mieux les intentions qui conduiront à l’élaboration de A la première messe.
On y voit un vieux curé, les mains dans le dos, prêt à pénétrer dans un des rares rais de lumière que laisse passer la barrière de cyprès, tout en bas d’un escalier montant vers une chapelle indistincte. Cet escalier dans l’ombre apparaît comme un cul-de-sac et une tranchée provisoire, sous la double menace de l’éboulement minéral et de l’envahissement végétal. Le brun du chemin et le vert des haies occupent tout l’espace : la présence du ciel est à peine visible, sous forme de langues bleues aussi rares que les rais de lumière. Et le curé voûté, tête baissée, contribue à cette impression d’écrasement.
Toute la composition dit la petitesse de la religion humaine dans le Temple de la Nature.
L’escalier à deux volées
L’escalier se compose de deux volées : une partie large, et une partie plus longue, plus raide et plus abrupte, qui grimpe jusqu’à la chapelle. On comprend que notre vieux curé risque fort de s’arrêter à la terrasse intermédiaire.
Or il se trouve que l’escalier baroque de Veduggio est également composé d’une partie facile, aux marches basses, larges et convexes, sur laquelle est placé le curé, et d’une partie abrupte, aux marches hautes, étroites et concaves.
Un secret de fabrication
Le point de vue choisi par Segantini est justement celui où le piéton (ou le spectateur du tableau) ne voit qu’un escalier unique : comme si l’artiste avait voulu conserver pour lui son secret de fabrication.
La Pénitente se trouve sur la partie en pente douce car pour elle le plus dur est fait : la sortie de l’église n’est pas une chute interminable comme le prédisent les médisants. Et le Livre, qu’elle tient exactement au niveau de la ligne d’horizon, reste un moyen valable de communication entre la Terre et le Ciel : à condition de le lire par soi-même.
A l’inverse, le vieux curé de A la première messe se trouve en haut de la partie « facile ». Et son livre qu’il ne lit plus est entièrement englobé, pétrifié par l’escalier.
L’invention du monoptyque
Les deux versions ne sont finalement que deux versants de la même réflexion. En décidant de réutiliser non seulement le décor, mais le support lui-même, Segantini a inventé un mode d’expression unique, un diptyque en un seul panneau : l’unique « monoptyque« de l’Histoire de l’Art.
La montée se superpose à la descente, le Curé à la Pénitente :
en nous cachant la première, la seconde image nous révèle ce que celle-ci ne montrait pas :
le juge, à la place de sa victime.
Une revanche
Et celle-ci continue de subsister, par la force de l’antithèse, couche profonde contaminant la couche visible :
- elle descendait vers un monde sombre, il monte vers un ciel vide ;
- la jeune femme était vue de face, le vieil homme est vu de dos ;
- enceinte, elle se tenait bien droite malgré le poids de son ventre, quand le prêtre sans progéniture courbe l’échine ;
- elle lisait le livre que l’autre garde fermé ;
- elle s’était brulée dans l’amour, quand l’autre se consume dans la chasteté ;
- elle était accompagnée – par le chien, par son enfant à naître, l’autre est seul ;
- certes on la moquait, mais lui on l’ignore.
Dans cette première lecture, la Pénitente est en quelque sorte vengée par la figure chenue du vieux Curé :
l’Eglise qui l’a rejetée hors de son monde se voit elle-même rejetée par le monde.
Une fraternité
D’un autre point de vue, les deux personnages ne sont pas si opposés qu’il y paraît :
- tous deux portent la robe et sont respectueux du divin (ils se couvent la tête, avec un châle ou un chapeau) ;
- ils connaissent la même infortune, celle des célibataires forcés ;
- et ils trouvent leur inspiration dans le Livre : l’une le lit, l’autre le tient entr’ouvert avec son doigt, à la page sur laquelle il médite.
Au final, la seconde version serait moins une antithèse qu’une synthèse : le Curé en Pénitent, sa soutane régénérée par la robe qu’elle a recouverte.
La Pénitente comme le Curé vont leur chemin sous un ciel vide, que la façade baroque construite par l’esprit humain ne dissimule plus.
Abattu le village Potemkine des dogmes,
reste l’univers dans son immensité.
Au terme de cette analyse, les intentions de Segantini restent bien évidemment inconnues. Le spectateur aura le choix entre quatre interprétations graduées.
1) L’interprétation « noir et noir »
Les deux versions sont aussi radicales l’une que l’autre : la Pénitente et le Curé sont deux victimes équivalentes de la religion constituée, deux passants sur un escalier qui ne conduit nulle part.
Le prêtre regarde ses pieds. Il ne croit plus ni au Livre, ni au Ciel, ni à la lumière factice de la lune : mais trop tard pour se retourner vers la lumière qui se lève et va faire diminuer les ombres.
Le titre A la première messe est à lire au second degré, comme une antiphrase ironique.
2) L’interprétation « blanc et blanc »
A l’inverse, Philipp Stoellger est sensible au côté positif des deux personnages. Ils illustreraient la même attitude de libre examen et de recherche individuelle, qui consiste à prier Dieu où il se trouve : sous la voûte du ciel et pas sous celle des églises.
Le prêtre « ne médite pas sur un chemin de croix, dans une nef, devant les Ecritures, mais en pensée sous le ciel libre. Le première messe n’a pas lieu dans l’église, mais dans la prière du solitaire, pour ses péchés, sous le firmament. » [1]
« La Pénitente comme le Curé sont, dans leur fondu-enchaîné, dans le même camp d’une piété héroïque ».[1]
3) L’interprétation « noir et blanc »
Cependant la majorité des commentateurs voient plutôt ce qui oppose les deux versions : la radicalité anti-cléricale de la première se serait pacifiée dans la seconde, au profit d’une vision plus large de la religion. Evolution qui correspond également à une maturation de l’esthétique de Segantini, abandonnant la peinture de genre au profit de paysages symbolistes, dans lesquelles Dieu se révèle par la Nature.
« Née comme l’image-type d’un anti-cléricalisme agressif, la toile… fut transformée quelques années plus tard par Segantini en un paysage lyrique, au grand souffle, chargé d’une spiritualité panthéiste qui en balaye toute préoccupation satirique ou anecdotique… La figure (du prêtre) transmet un sentiment de profonde solitude, comme pour signifier que la réponse aux questions essentielles de la vie ne peut venir de la religion officielle. » [2], p 26
Plusieurs citations de Segantini viennent à l’appui de cette conception religieuse de la Nature et de l’Art :
« Jamais je n’ai cherché un dieu en dehors de moi-même, car j’étais convaincu que Dieu est en nous, que chacun de nous peut en posséder ou en gagner une parcelle au travers d’oeuvres belles, bonnes et nobles ; que même chacun de nous est une partie de Dieu, comme un atome et une partie de l’univers ». Segantini, Oeuvres complètes, cité par [1]
4) L’interprétation « terre à terre »
Selon une tradition orale invérifiable, un prêtre aurait accepté de donner le baptême à son premier enfant – né hors mariage…
Références : [1] Philipp Stoellger, « Giovanni Segantinis Frühmesse », p16 et suivantes, dans « Moral als Gift oder Gabe ? : zur Ambivalenz von Moral und Religion », publié par Brigitte Boothe, Philipp Stoellger, Königshausen & Neumann, 2004 [2] Annie-Paule Quinsac, Segantini, Giunti Editore, 2002, p 23… à condition qu’en pénitence, il repeigne La Pénitente ! [1]