Trois mariages et un enterrement

Publié le 23 mars 2014 par Albrecht

De 1883 à 1887, un mariage malheureux passionna l’Angleterre : celui que mit en scène le peintre écossais Orchardson,  dans une série de trois tableaux révélateurs de l’esthétique et de la morale victorienne.

1 : Mariage de Convenance

 Sir William Quiller Orchardson, 1883, Glasgow Museums

Toutes les douceurs du monde


Une table interminable sépare l’épouse et l’époux. Depuis les luxueuses bananes jusqu’aux soucoupes débordantes d’abricots et de raisins , toutes les douceurs du monde sont mises à l’étalage, comme dégorgées du jabot du vieux beau.


Occuper le centre

Dans une composition plus tardive,  Orchardson reprendra les mêmes principe d’élongation et de symétrie autour d’un centre vide.


« Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte  Las Cases le récit de ses campagnes »
Sir William Quiller Orchardson, 1892 ,National Museums Liverpool

Avec peut-être, également, une métaphore animale…



Quoiqu’il en soit, dans une bataille, l’important est d’occuper le centre, même lorsque les troupes sont de papier et que la guerre est perdue. Dans l’affrontement entre l’Empereur et son Secrétaire incrédule des deux côtés de la porte close, Napoléon croit encore imposer son point de vue  en posant son pied et son épée sur la carte.


De même, dans l’affrontement entre le Maître et sa Moitié, la main posée sur la nappe tente d’affirmer la possession.

Un équilibre armé

Toute la composition s’organise autour d’une mise en balance finement réglée : le Maître penché vers l’avant  touche la table, secondé par le domestique qui  rajoute du vin dans son verre.


A l’autre extrémité, la jeune femme ne touche ni à son verre plein ni à la nappe : ce n’est pas en rajoutant de la nourriture ou de la boisson qu’elle fait contrepoids, mais en se rejetant en arrière ; en outre, elle-aussi bénéficie d’une aide : la présence virtuelle du spectateur assis juste derrière ce verre…

Le lustre et son reflet

Le point de fuite rassemble bien toutes les fuyantes du tableau, sauf une : le reflet du lustre devrait être situé bien plus bas, hors du champ du miroir : si Orchardson s’est permis cette liberté avec la perspective, c’est au nom d’une raison supérieure…


Qui est bien entendu de nous faire voir la balance, avec ses deux plateaux en équilibre



Au final, l’ambiance de ce dîner victorien n’est pas si éloignée de celle d’un jugement dernier médiéval, où le démon tente de faire pencher la balance. Reste à savoir de quel côté il se trouve…

Trois ans plus tard, Orchardson saute directement à la fin de l’histoire et nous  montre son triste résultat.

2 : Mariage à la Mode – After!

Sir William Quiller Orchardson, 1886, Aberdeen Art Gallery

La table vide

Au fond de la table, du côté où s’assoit le maître pour manger seul, on ne distingue guère que  la carafe de vin pas encore débouchée : le seul réconfort qui lui reste. Du festin tout à disparu, hormis le bouquet de fleurs dérisoire, qui renforce encore le vide de la nappe à l’autre bout.

La seule présence féminine se trouve emprisonnée dans le cadre qui, au centre,  remplace le miroir  et rend le lustre à son unicité.

Le décor pivoté

Tout le décor a pivoté mais nous sommes bien dans la même pièce : la table est vue par la tranche ;  la cheminée se trouve maintenant sur le mur gauche et les colonnes sur la cloison du fond : sans doute une cloison amovible qui vient fermer, l’hiver, une  pièce  trop difficile à chauffer.

Le pare-feu

Cependant la cheminée est éteinte, le pare-feu est rangé au fond. Sans doute faut-il comprendre que, dans cette maison désertée par l’amour, il n’y a plus de flammes à craindre : c’est toute l’année l’hiver.

Le point de fuite


Tout près du foyer vide, l’artiste a placé son chevalet et s’est assis à la hauteur du  vieil homme pour observer, sans la partager, sa solitude. Les pieds joints, les mains vides, le regard éteint, c’est déjà un cadavre en sursis.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle, exceptionnellement, il y a quelqu’un au centre du tableau…

« Exposé en 1887, Le Premier Nuage fut un énorme succès. Un critique le déclara « bien plus fin » que les deux autres tableaux du Mariage de Convenance, ajoutant que « la manière de raconter l’histoire ne pouvait être surpassée »… Il fut tout de suite vendu à la National Gallery de Victoria, et Sir Heny Tate l’apprécia tant qu’il persuada Orchardson d’en faire une version plus petite juste pour lui. » [1],  p 135

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887

National Gallery of Victoria, Melbourne,1,35 m X  1,94 m


Pour cette troisième et très attendue itération du thème, Orchardson réutilise les mêmes éléments scéniques :  le coin de mur, les colonnes, le tapis, le parquet,  la cheminée – mais agencés dans un ordre différent.



La cheminée avec son miroir et son horloge a tourné sur les trois murs :

  • au fond dans Le Mariage de Convenance :  l’horloge est à peine visible : c’est le miroir qui est l’élément dominant, donnant à voir l’image de la balance ;
  • à gauche dans Après : l’horloge et le miroir sont à peine évoqués, puisque le temps est interminable et qu’il n’y a plus de vie à refléter ;
  • à droite dans le troisième tableau : on pressent qu’ici, l’horloge et le miroir,  montrés dans tous les détails, vont avoir un rôle à jouer.

Changements de décor


La table longue qui meublait les deux premiers tableaux se trouve ici scindée en deux, de part et d’autre du portique. Sur l’une des tables nous reconnaissons l’abat-jour, ici monté en lampe, tandis qu’un lustre en cristal, éteint, fait son apparition dans la pièce au delà des colonnes.

Il est à remarquer que dans les trois tableaux, le décor tourne ou s’inverse, mais deux éléments restent inamovibles :

  • l’homme est toujours placé à droite, toujours regardant vers la gauche ;
  • de même, Orchardson se situe toujours plus à gauche que lui, ce qui contribue à sa mise à distance.


C’est dans le troisième opus que ce procédé trouve son aboutissement, puisque le point de fuite se situe juste à côté de  l’épouse, entre sa tête et son reflet dans le miroir obscur. Elle quitte la scène par le fond,   dans un mouvement orthogonal au regard masculin, lequel contrarie quant à lui le sens normal de la lecture : d’où un effet mécanique de solidarité entre le spectateur et la femme, et l’impression d’une cloison invisible posée à la limite du tapis, isolant le mari sur son île au bord du parquet.

Situation en cul de sac, sans issue, comme le souligne le miroir en renvoyant notre regard vers la gauche :

une cheminée n’est pas une porte.

L’effet centrifuge

Le centre du tableau se trouve ainsi déserté, traduisant la brouille temporaire du couple, ce « premier nuage » dont la cause reste à déterminer : le tableau s’inscrit clairement dans le genre des problem pictures qui a passionné, pour un temps, les victoriens.

La fente dans le luth

Le catalogue du Salon de 1887 fournissait un indice supplémentaire sous forme de deux vers de Tennyson :

« It is the little rift within the lute
That by-and-by will make the music mute. »

Il vaut la peine de traduire l’ensemble du passage :

« Dans l’amour, si l’amour est vraiment l’amour, si nous sommes possédés de l’amour, la foi et la défiance ne peuvent jamis avoir une puissance égale : la défiance en un point est un manque de foi en tout. C’est la petite fente dans le luth, qui rendra bientôt la musique muette, et qui sans cesse s’augmentant peu à peu mettra partout le silence. » [2]

Pour Toril Moi, c’est cette réference littéraire qui explique la composition, réduisant

« le vide audacieux entre les époux à une simple métaphore de la « fente dans le luth », laquelle est à son tour une métaphore de la « défiance » qui va finalement réduire l’amour au silence. [1], p 135

La cause du nuage

Toujours à la lumière de la citation de Tennyson,   Toril Moi étudie la compréhension de l’oeuvre par les contemporains :

« La plupart des spectateurs du « Premier Nuage » savaient que le passage en question est tiré d’un poème dans lequel une rusée tentatrice, Viviane, prend au piège l’enchanteur Merlin, dans une intrigue traditionnellement interprétée comme la victoire des sens (la femme) sur l’intellect (l’homme)…. Le texte du catalogue d’Orchardson incitait donc les spectateurs à comprendre, sans trop d’hésitation, que le tableau représentait le premier pas vers la destruction finale du mariage par l’adultère de la femme (interprétation soutenue également par les termes foi et défiance dans le passage qui avait retenu l’attention d’Orchardson). « 


D’autres indices, visuels cette fois, permettent de préciser la nature du problème. La femme a jeté sur le fauteuil rouge son manteau rouge, ses gants et son ombrelle : elle vient juste de rentrer.



Son mari l’attend depuis un moment : peut-être est-il un de ces maniaques de l’heure et de la mise sous cloche, comme le suggère le dessus de la cheminée.



Sans doute vient-il de montrer rageusement à sa femme sa montre de poche, au bout de sa chaîne en or.

La fente dans dans le luth, traduite dans le tableau par une plage vide

dans l’espace, est donc aussi  une plage vide dans le temps.

Conflit privé, guerre publique

Le mystère du Premier Nuage » n’était donc pas si opaque pour les spectateurs ayant acheté le catalogue et munis d’une loupe. Mais le tableau restait néanmoins suffisamment elliptique pour prétendre à une portée plus générale, qui lui a valu son succès.

« Si on le regarde sans le texte qui l’accompagne, « Le Premier Nuage » n’est pas une illustration évidente de la tromperie féminine. Il incarne plutôt un terrifiant sentiment de distance, de défiance et même de haine entre les sexes. La détresse d’un couple particulier devient la représentation de la guerre des sexes qui domine la fin du XIXème siècle, et place « Le premier nuage » au centre des préoccupations toutes récentes  sur le sexe, la sexualité, le genre et le mariage ».[1], p 135


Dimorphisme que traduit la sortie serpentine de la belle femme au cou droit, à la taille fine, et à la traîne époustouflante,  laissant planté là son bel homme au cou penché, au torse avantageux, et à la queue de pie atrophiée.

Vers la symétrie

Etude pour Le premier nuage
Sir William Quiller Orchardson, 1887, Collection privée

Il nous reste une étude représentant sans doute le décor réel dont Orchardson s’est inspiré :  le portique, le paravent à sa gauche, la petite table à sa droite,  la cheminée au miroir avec son tapis. On constate que dans le tableau final,  le pan de mur du fond a été élargi et épuré de ses accessoires (le tableau, le porte-fleur d’angle) pour  ménager le vide central.

Par ailleurs, une deuxième table avec deux chaises a fait son apparition, tandis que le canapé rose s’est  scindé en deux fauteuils cramoisis, traduisant une évolution notable vers plus de symétrie.

Les sexes mélangés


Une première lecture des éléments symétriques permet de sauver les apparences : les deux chaises, les deux fauteuils, les deux tables sont destinés à Monsieur ET à Madame.

De même, les colonnes du portique, les montants de la cheminée, matérialisent la solidité de leur couple.



Sur la table côté Madame se mêlent des objets féminins/affectifs (le bouquet) et rationnels/masculins (les livres, le journal).



Sur la table côté Monsieur, la lampe rationnelle trône au milieu de petites fleurs, d’un carnet et d’une photographie encadrée.

Peut-être même l’écran opaque du paravent et l’écran translucide de l’abat-jour sont-ils à inscrire au crédit de ce mélange des sexes, entre les deux moitiés de la composition.

Les sexes séparés


Mais il suffit de regarder d’un peu plus loin pour que les deux chaises, la table et le bouquet de Madame s’opposent aux deux fauteuils, à la table et à la lampe de Monsieur.

Pour que le portique ouvert vers le monde contredise la cheminée du foyer.

Et pour que le miroir clair, qui réfléchit l’horloge du temps compté, s’affronte au miroir sombre où se brouille le visage de l’aventureuse.

La morale à méditer par Monsieur :
une Femme n’est pas une Horloge.

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887, Tate Gallery, Londres
0, 83 m x 1,21 m


La copie de taille réduite faite pour Tate présente des différences minimes, qui militent plutôt dans le sens de la séparation des sexes : les deux fauteuils et le tapis font masse autour de l’homme, les fleurs et la photographie ont déserté sa table pour sauter sur celle de gauche.

L’année d’après la fin de sa trilogie, Orchardson a peint un dernier tableau dans la même veine du « couple dans ses meubles« .

Le décor est cette fois la pièce de réception du somptueux atelier que le peintre à succès venait de se faire construire, à Portland Place [3].

La voix de sa mère (Her Mother’s Voice)

Sir William Quiller Orchardson, 1888, Tate Gallery, Londres


L’effet centrifuge

Il est  à nouveau utilisé pour traduire, dans l’espace, un gap temporel : non plus celui de la défiance entre mari et femme, mais celui de la séparation irréparable.

Le père interrompt la lecture de son journal en reconnaissant  la voix de son épouse disparue, tandis qu’à l’autre bout de la pièce sa fille, insouciante de ces souvenirs,  inaugure une nouvelle idylle.

Le thème de la fente qui crée le silence est ici inversé :

c’est la musique qui crée le lien de part et d’autre de la mort.

Le format « théâtre »


Le tableau est construit selon le format allongé qu’Orchardson cultive pour ses scènes de théâtre à domicile :

  • un carré, à gauche du lustre, délimite le lieu de l’ancien couple ; 
  • un rectangle, à droite, isole le nouveau couple derrière la double protection du piano et des partitions.

L’effet balance

En s’accoutumant au « vide » entre le veuf et les jeunes gens, notre oeil rencontre un fauteuil vide, une tasse  vide et un rideau dont le lien est dénoué. Le répulseur central se révèle en fait saturé par la  présence de la disparue, et rend palpable la voix qui le  traverse.


C’est alors que dans les deux globes jointifs de la lampe – celui qui est à l’intérieur de la pièce et son reflet dans le jardin d’hiver  – nous reconnaissons la métaphore du conjoint resté dans ses meuble et de sa conjointe disparue au  royaume des palmes.

La table centrale, avec ses deux tasses accolées et ses quatre jambes fragiles, se transforme sous nos yeux  en un symbole du couple dissous,  furtivement  reconstitué  par cette réminiscence vocale.  Tandis que le piano, qui sort du cadre sur la droite,  montre la force  et la rayonnement du jeune couple en devenir.


Références
[1] : « Henrik Ibsen and the Birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy », Toril Moi, Oxford University Press, 2006, p 134 et suiv.
[2] Alfred  Tennyson, Viviane, traduction de Francisque Michel, Hachette 1868
[3] The art of William Quiller Orchardson, Walter Armstrong,  Director of the National Gallery of Ireland, LONDON, SEELEY AND CO, 1895