[note de lecture] James Sacré, "Donne-moi ton enfance", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

L’injonction du titre est niée dans sa possibilité de réalisation dès le court texte liminaire : « L’enfance ne peut être donnée Jillali, ni par nos gestes, ni dans nos mots, les tiens se mêlant aux miens ; mais je te donne ces poèmes, je les donne / A n’importe quel autre lecteur. » (p.7) On retiendra que le livre naît d’un échange avec l’ami. Le contrat originaire sera rappelé plusieurs fois dans le livre ; par exemple, « Ces arrangements de mots mis en vers à cause / D’un projet dont nous sommes convenus / De mêler nos enfances, par le moyen de poèmes. » (p.104) Le livre s’ancre donc dans une relation personnelle, mais il la déborde aussi, « n’importe quel autre lecteur ». On voit bien l’assimilation : pour Sacré, le lecteur n’est pas un étranger, mais un ami, autrement mais au même titre que Jillali. On pourrait dire que chez Sacré, l’intime poétique n’est pas fermé, réservé, il est ouvert. 

 
Assez vite, on voit se transformer ce don d’enfance, comme un cadeau scellant une confiance, en une interrogation sur la mémoire, le temps. Dans ces pages, l’enfance est partout sans jamais s’organiser en un récit linéaire, par simple impuissance de l’auteur. « Je me plains sans cesse de la mauvaise mémoire que j’ai (…) Contrairement à la mémoire de plus ou moins tout le monde, qui sédimente en couches de beau savoir, la mienne s’éboule dans l’oubli. » (p136) Un des seuls moyens de renouer avec le passé est celui de la mémoire involontaire, levée par le présent. Ainsi pour les belles pages sur Dar Belamri / Cougou (p.109…). Quelques souvenirs précis sont évoqués ça et là, mais ils sont peu nombreux : le chien Bob, le sac d’école, une scène d’enfance traumatique, la fontaine, le cheval, les poupées… Mais c’est vraiment de la menue monnaie qui tinte au fond de la poche d’enfance. 
 
Finalement, celle-ci apparaît comme un territoire incertain, naufragé. Il serait intéressant de comparer la saisie floue, dubitative, de Sacré, et celle de Follain, bien plus sûre, nette et mélancolique. Cette dernière dimension, celle de la nostalgie, est peu présente chez Sacré. A travers l’enfance, ou ce qu’il en reste, il pose plutôt la question du temps et celle d’un trajet d’exister. La disparition de l’enfance est une préfiguration de la fin : « Je cherche le corps de mon enfance / En mon corps grandi / Qui va bientôt mourir. / J’en aurai rien dit. » (p.77) 
 
Entre cette « charpie de passé » (p.115) et le peu d’assurance pour le futur, « si tout part en poussière » (p.108), « tout continue de se perdre » (p.49). Et pourtant, dans cette instabilité ou impermanence qui pourrait générer malaise et angoisse, Sacré parvient à l’apaisement par deux moyens : écrire d’abord, comme figer le temps en une sorte de moment-bulle, un accord au monde ; ainsi, face à un olivier, « Les arbres ne vont pas durer toujours, / Mais ils restent verts : on est bien. On est presque bien. » (p.99) Et puis le don, celui d’aimer, du bonheur ou de la tendresse, forme comme une échancrure dans le temps : aujourd’hui devient plein en soi, séparé de l’avant et de l’après : « Toute la parole qui me viendra /Pour te donner / Sera parole d’aujourd’hui forcément, jamais / Celle d’un passé qu’on entendrait / Ni rien de mon futur au loin// Et demain d’autres mots / Dans un autre aujourd’hui. » (p.73) Ou bien, mais c’est de même : « il n’y a que des mots / Mais dans l’instant que les voilà / D’une vie l’autre ce qui se donne est comme, / On s’en étonne, / Ni passé ni demain. » (p.91) 
Aucune illusion chez Sacré, mais dans sa boulange, son geste d’ « écrire des mots dans l’ombre claire du temps », un apaisement, oui. 
 
[Antoine Emaz] 
 
James Sacré, Donne-moi ton enfance, Ed. Tarabuste,  170 pages, 14€?