C’était un jeune homme de trente ans et ce fut un visionnaire. Un jeune garçon (1805-1859) à la plume souple, et à l’esprit pointu qui devina les maux de la démocratie, en même temps qu’il en fît l’éloge. Esprit philosophe par excellence qui voit les défauts et les nuance, prédit le mal tout en lui trouvant des remèdes ; qui énonce des vérités là où chacun ne voit que paradoxe.
Son premier tour de force consiste à montrer que la fin des hiérarchies, loin de favoriser les liens, les dénoue et exacerbe les distances. Plus on devient égaux, plus chacun devient son propre maître. Chacun compte désormais sur lui, et moins sur les autres : se créant une société à son usage, l’individu abandonne la grande société à elle-même…
Les idées démocratiques sont donc belles, mais sa réalité est laide. Nous connaissons davantage nos devoirs, et n’avons jamais été si peu dévoués, tolérants et indifférents, altruistes en droit, indépendants en fait – effet pervers d’une égalité abstraite qui fait du prochain un anonyme plus qu’un ami.
De paradoxe en paradoxe, qui soupçonnerait qu’en prenant sa source dans son contraire, l’individualisme conduise finalement à son antipode ? De l’égalité à l’indifférence, le régime qui menace de suivre est le despotisme. Rien n’est plus antithétique qu’individualisme et despotisme. Dans un cas, nous inventons nos propres valeurs, dans l’autre nous les subissons. L’homme est souverain dans le premier, esclave dans le second : comment l’un peut-il conduire à l’autre ?
C’est que les conséquences de l’un sont les moyens de l’autre. L’individualisme, comme le totalitarisme, est séparateur. Les deux brisent les liens, détruisent les structures sociales et isolent les individus. Le despote est malin et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bons citoyens ceux qui se renferment en eux-mêmes : il n’y a de pouvoir absolu que sur des individus isolés, craintifs et faibles.
Au lieu d’encenser sans cesse la démocratie, apprenons à en voir les défauts pour mieux lutter contre eux. Devenons conscients de nos vices, nous, amateurs de bien-être et consommateurs démocrates de plaisirs, pour apprendre l’art subtil de nous unir, car : les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres…