Etalon-or

Publié le 20 mars 2014 par Malesherbes

Il y a quelques années, un jour où je me trouvais dans l’ « open space » de mon agence, j’entendais mon voisin répondre au téléphone à un client. J’ignorais naturellement le souhait de ce client, mais j’entendais mon jeune collègue lui expliquer qu’il avait changé de fonctions : « L’an dernier, j’étais après-vente, intervenant chez les clients installés. Cette année, je suis à la prospection, chargé de trouver de nouveaux clients ». Et je sentais dans sa voix l’orgueil de cette promotion, lui qui avait délaissé des activités ancillaires pour s’adonner à la noble activité de la chasse. Il s’efforçait ainsi d’expliquer à cet infortuné client qu’il ne pouvait répondre à sa demande. Mais celui-ci tenait à cet interlocuteur connu de lui et insistait pour obtenir satisfaction. A la fin, certain d’avancer un argument décisif, le jeune chasseur s’exclama : « Mais enfin, si je fais ce que vous me demandez, cela ne me rapportera rien. Pourquoi donc voulez-vous que je le fasse ? » Il énonçait ainsi en toute innocence un principe qui lui semblait aussi naturel qu’inviolable.

Eh oui, nous vivons dans un monde où il n’est plus qu’un étalon, une seule valeur suprême, l’argent. Et il est un métier où le culte de ce veau d’or est porté à son sommet, celui de trader, exercé il y a encore quelques années par Jérôme Kerviel. Comme ses collègues, il se voyait assigner par sa direction des objectifs et sa rémunération progressait en même temps que ses réalisations. Comme celles-ci sont immatérielles, ne correspondent me semble-t-il à aucune création de valeur, seul un suivi attentif permet de détecter toute dérive. La direction suit étroitement l’activité de ses traders, ne serait-ce que pour pouvoir évaluer les positions ainsi conquises. Tant que Kerviel gagnait, tout le monde fermait les yeux sur les risques qu’il prenait. Tout a changé lorsqu’il a perdu.

On nous a alors raconté je ne sais quelles billevesées, qu’il avait profité de ses activités précédentes en back-office pour mieux déjouer les protections entourant les opérations de trading. N’ai-je pas entendu qu’il avait conservé des mots de passe ? Un mot de passe a pour fonction de certifier que celui qui se présente avec un identifiant donné en est bien le détenteur. Lorsque quelqu’un quitte une fonction, on doit immédiatement supprimer son identifiant dans le système. Et pour éviter que des mots de passe connus ne soient utilisés indûment, on les change régulièrement. Non, de deux choses l’une, ou bien on avait donné à Jérôme Kerviel les clés du système, ou bien celui-ci n’avait pas de serrures.

Très peu de temps après la découverte des positions prises par Jérôme Kerviel, le PDG de la Société générale, M. Bouton, est venu nous assurer que toutes les mesures adéquates avaient été prises pour que ce genre de dérive ne fut plus possible. C’est ce qu’il avançait qui est impossible. Sécuriser un système boiteux impose de définir les besoins, d’analyser les fonctions à installer, de les coder, les tester, d’écrire les procédures de mise en œuvre, toutes choses plus complexes et plus longues que de débiter des propos lénifiants. Ces tâches nécessitent des semaines de travail et c’était être, pour rester indulgent, ignorant, que prétendre que tout risque était désormais écarté. Jérôme Kerviel a fait strictement ce pourquoi il était payé, mû par le ressort utilisé par ses patrons pour le piloter, l’appât du gain. Les pertes formidables enregistrées alors sont dues à la légèreté de ces mêmes patrons, incapables de contrôler les opérations réalisées par leur personnel. C’est avant tout eux qui méritent des sanctions.