Le Selfie, une simple tendance ou type d’expression personnelle, reflet d’une société en plein bouleversement numérique ?
Interview croisée de Joëlle Menrath, sociologue en charge du cabinet de conseil et de recherches appliquées “Discours et Pratiques", et André Gunthert maître de conférence à l’EHESS et spécialiste des cultures visuelles et des cultures numériques. Rencontre dans le cadre de l’émission L’Atelier Numérique.
L’Atelier : Joëlle Menrath, vous avez mené une étude sur l’usage du selfie pour la Fédération française des Télécoms. Quelle image la société a-t-elle de cette tendance ?
Joëlle Menrath : C’est une pratique qui a été brocardé, mais qui a eu un succès phénoménal : d’où son entrée dans le dictionnaire d’Oxford ! Mais une pratique qui – et c’est surtout ce qui est intéressant – a donné lieu à une importante réprobation morale. C’est peut-être d’ailleurs la raison du succès de cette notion puisqu’on s’est empressé de faire des diagnostics catastrophiques sur l’égocentrisme de notre société. Mais si l’on regarde en arrière, ce type de réaction n’est pas nouvelle. Déjà Baudelaire, au moment de l’invention de la photographie ou quelques années après, vomissait ce qu’il appelait une société immonde se ruant comme un Narcisse pour se contempler sur une plaque photographique.
Mais le selfie sert aussi à désacraliser les codes. Est-ce quelque chose de perceptible dans l’analyse d’images numériques ?
André Gunthert : Effectivement, car il faut savoir que se photographier soi-même n’est pas quelque chose de naturel, surtout du point de vue technique. Le selfie implique de tordre le dispositif, c’est un geste particulièrement reconnaissable. A la différence de l’autoportrait pictural pour lequel vous ne savez pas que c’est l’auteur de l’image qui se représente, dans le selfie il y a toujours quelque chose qui indique que la photo est faîte soi-même : un bout de bras, une épaule qui s’avance vers l’objectif… Dans le cas des célébrités, si ceux-ci ont repris effectivement ce modèle visuel des pratiques vernaculaires, c’est parce que le selfie donne une image de soi plus intime, plus naturelle comme de la photo amateur. Le but est de donner à leurs fans un peu plus de proximité, un accès un peu plus proche.
Joëlle Menrath : C’est également une sorte de ticket d’entrée pour les réseaux sociaux. Si vous ne remplissez pas la case de profil, on vous met une petite icône à la place. Il faut donc des photos de soi aujourd’hui. Mais plutôt que de les prendre soi-même et de céder à une passion pour son image, le selfie sert au contraire à éviter d’avoir à demander à un autre "Prends-moi 10 fois en photo jusqu’à ce qu’on trouve l’image qui me plaise". Car il faut savoir que ce n’est effectivement pas une pratique très spontanée, en particulier chez les adolescents qui prennent 15, 20, 30, 40 photo jusqu’à ce qu’enfin l’angle leur convienne. Mais également jusqu’à ce qu’ils retrouvent une pause standardisée. Et prendre la pause comme les autres, ça a quelque chose de très satisfaisant parce que les amitiés s’expriment ainsi. Comme on s’habille pareil.
Du coup, le selfie n’est pas nécessairement quelque chose de narcissique mais plutôt un moyen d’entrer dans le moule ou de s’exprimer…
André Gunthert : C’est plus compliqué que ça. Je pense qu’il faut distinguer deux choses. Tout d’abord, dans le cas d’une photo de profil ou d’un avatar, il est possible d’utiliser autre chose qu’un image de soi : un portrait, un tableau, une publicité… Donc d’une certaine manière, utiliser un selfie comme avatar a quelque chose du discours public, car son attrait réside dans le fait que c’est un portrait de mauvaise qualité. Tout simplement parce qu’on ne peut pas bien le contrôle, en agencer la composition et qu’on ne le maîtrise tout simplement pas aussi bien que si quelqu’un faisait une photo de nous. Ce sont donc des portraits qui auraient des défauts, et c’est à cause de ces défauts qu’on les reconnaît et c’est ce qui leur donne leur naturel et leur caractère particulier.
Dans un second temps, ces images peuvent être également utilisées sur messageries ou chat. Cette circulation d’images, qui n’est pas visible, sert dans ce cas à tout un tas de choses : montrer sa nouvelle coiffure, tester une paire de lunettes, que sais-je, il y a plein d’usages utilitaires en particulier aujourd’hui de l’image. Mais le souci, c’est que dans la tradition occidentale quand on voit un visage, quand on voit l’image d’une physionomie, on a envie de penser que c’est un portrait. Et ce n’est pas toujours le cas. Et en réalité il nous faut la connaissance du contexte.