L’Opéra de Paris rend hommage à deux grandes chorégraphes du vingtième siècle, la suédoise Birgit Cullberg née en 1908 et l’américaine Agnès de Mille de trois ans son ainée, née sur l’ile de Manhattan à New York.
Ce sont deux grandes chorégraphes de la modernité qu’a choisi de présenter la direction de la danse de l’Opéra, deux femmes, de surcroît en avance sur leur époque et qui ont défriché une forme inédite de théâtralisation pour la danse. Commençons par l’américaine. Agnès de Mille s’empare, bien avant qu’un Truman Capote le fasse pour la littérature d’un fait divers particulièrement crapoteux quand elle créée dans les années cinquante, Fall River Legend. L’argument raconte le destin tragique de Lizzie Borden soupçonnée d’avoir tué son père et sa belle-mère d’horrible manière. Si horrible qu’une comptine en a longtemps rempli l’imaginaire américain :
« Lizzie Borden prit une hache
Et en donna à sa mère quarante coups
Quand elle vit ce qu’elle avait fait
Elle en donna à son père quarante et un »
Un silence précéda le meurtre et sans doute ne fut-il point vide. De quoi réjouir un psychanalyste spécialisé dans les crimes lacaniens. L’intérêt est surtout chorégraphique. Pour dépeindre ce personnage torturé, Agnès de Mille emprunte des chemins nouveaux pour exprimer conflits et turpitudes des personnages par l’engagement des corps, traduire par le geste leurs conflits intérieurs…Alice Renavent incarne avec une solennité glacée la jeune meurtière. Vincent Chaillet lui, est le pasteur qui seul la défend. Stéphanie Romberg est l’horrible belle-mère, celle que vous aimerez détester.
Fall River Legend a l’élégance des scénographies théâtrales des années soixante dix (au choix Chéreau, Planchon ou Lavaudant). C’est proprement saisissant.
Avant son départ Brigitte Lefèvre a choisi de faire rentrer au répertoire la danseuse et chorégraphe suédoise Birgit Cullberg, notre deuxième pionnière. Birgit Cullberg s’inspire de l’œuvre de son compatriote August Strindberg qui connaît dans les années cinquante une relecture « réaliste » de son oeuvre par les jeunes et iconoclastes metteurs en scène de théâtre suédois. Mariée à un acteur Anders Eks, Mme de Mille est imprégnée de la méthode de Constantin Stanilavski (méthode d’indentification de l’acteur à son rôle pour atteindre la vérité psychologique du personnage) qui fait florès dans les milieux théâtraux. L’argument,ici aussi est extrêmement audacieux pour l’époque. Il s’agit d’un huis-clos pré bergmanien entre une jeune femme issue d’une aristocratie guindée et son indocile valet offrant toutes les palettes possibles de l’ambivalence à exprimer corporellement (séduction/réduction, soumission, humiliation, etc.) . Pour donner toute sa puissance à la tragédie « naturaliste » d’August Strindberg, Birgitt Cullberg choisit au moment de la création la musique du compositeur romantique Ture Rangstrom. Dans sa version parisienne, Nicolas Le Riche incarne le valet et Aurélie Dupont, Julie. Deux artistes au sommet de leur art et qui ne boudent pas leur plaisir à danser des décors qui évoquant les ballets russes. On notera aussi quelques surprises dans une distribution épatante (Alessio Carbone en fiancé ou Michael Denard qui reprend du service), une Kristin bondissante et brillante (Amélie Lamoureux).
L’intérêt de ces deux pièces n’est pas seulement historique même si elles témoignent d’un âge d’or des rapports entre chorégraphie et théâtre . Elles procurent un vrai plaisir de « lecture » au spectateur par leur modernité ...Elles n’ont pas pris une ride et évoquent des sujets d’aujourd’hui.