Les Sonates pour viole de gambe et clavier de CPE Bach par Emmanuelle Guigues et Daniel Isoir

Publié le 20 mars 2014 par Jeanchristophepucek


Si Carl Philipp Emanuel Bach fut un des compositeurs les plus novateurs de son temps, son inventivité parfois débridée s'appuyait sur des bases solides, un héritage envers lequel on retrouve souvent des hommages tout au long de son parcours créateur. Ainsi, les trois sonates pour viole de gambe et clavier offrent-elles une excellente illustration d'un art où se côtoient tradition et modernité. Ces partitions virent le jour durant la période d'activité du compositeur à Berlin, la Sonate en ut majeur (Wq. 136/H. 558) en 1745, celle en ré majeur (Wq. 137/H. 559) en 1746, tandis que celle en sol mineur (Wq. 88/H. 510) est postérieure d'une bonne dizaine d'années et date de 1759. La viole avait alors entamé le lent déclin qui devait conduire à son effacement du paysage musical européen avant la fin du siècle, mais elle jouissait néanmoins d'une faveur singulière à la cour du roi de Prusse, ce qui nous vaut de disposer aujourd'hui d'une cinquantaine d'œuvres qui y fut composée pour cet instrument. On ignore pour qui Carl Philipp Emanuel Bach écrivit ses sonates, mais il est assez probable qu'elles étaient destinées à Ludwig Christian Hesse (1716-1772), gambiste virtuose dont le père avait été l'élève de Marais et de Forqueray à Paris. Les exigences techniques, en particulier, des Sonates Wq. 136 et 137, où le soliste occupe le devant de la scène, le rôle du clavier étant essentiellement de soutenir et de colorer sa ligne, impliquent indiscutablement une exécution par un musicien aguerri. D'un point de vue stylistique, ces deux partitions jumelles correspondent aux canons les plus courants alors à Berlin, avec un mouvement d'ouverture modéré très expressif à la manière de l'Empfindsamkeit, suivi d'une paire de mouvements rapides contrastants, un central assez effervescent et un final, noté Arioso dans les deux cas, exploitant l'un une veine chantante (Wq. 137), l'autre plutôt dansante (Wq. 136). La Sonate en sol mineur (Wq. 88/H. 510) adopte le schéma vif-lent-vif popularisé par le concerto vénitien, se rapprochant en ceci de la Sonate pour viole de gambe et clavecin BWV 1029 de Johann Sebastian, dans la même tonalité, œuvre avec laquelle elle partage également un climat plutôt détendu, surtout si on la compare à ses sœurs des années 1745 à l'humeur imprévisible jusqu'à l'emportement, et un traitement des deux instruments sur un pied d'égalité.

Jusqu'à présent, la discographie récente des Sonates pour viole de gambe et clavier de Carl Philipp Emanuel Bach était dominée par deux enregistrements de grande qualité, l'un paru en 2005 chez Alpha, réunissant Friederike Heumann à la viole et Dirk Börner sur une copie de pianoforte d'après Cristofori (1730), l'autre signé par les frères Ghielmi, Vittorio à la viole et Lorenzo sur une copie d'un pianoforte Silbermann de 1749 (le choix de clavier le plus pertinent de toute la discographie), publié chez Winter & Winter en 2008, le premier soignant particulièrement les climats, souvent rêveurs mais quelquefois guettés par le risque de l'évanescence, le second misant, au contraire, sur une esthétique aux contrastes soulignés parfois jusqu'à une certaine outrance, mais défendue avec une audace et un panache indéniables. Le programme du disque paru il y a quelques mois chez agOgique se rapproche de celui des frères Ghielmi, puisque les compléments ont été judicieusement choisis parmi les nombreuses œuvres pour clavier seul du second fils Bach, une Fantaisie et deux Rondos qui illustrent bien la volonté du musicien de s'adresser, avec l'une, aux connaisseurs (Kenner) en leur offrant des pièces complexes et expérimentales, et, avec les autres, aux amateurs (Liebhaber) avec des morceaux tout aussi bien pensés, mais plus abordables. Ces pages sont interprétées par Daniel Isoir avec la finesse de toucher, la fantaisie et l'intelligence déjà remarquées dans son anthologie de concertos de Mozart à la tête de La Petite Symphonie, qualités qui confirment les affinités de cet interprète avec le répertoire de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est rejoint, dans les sonates, par la violiste Emmanuelle Guigues avec laquelle semble régner une complicité palpable à l'écoute. Leur lecture, évitant aussi bien les langueurs que la surexcitation parfois excessives des deux versions précitées, se signale par sa recherche permanente d'équilibre et son souci de la plénitude, voire d'une certaine suavité sonore, traits soulignés par une prise de son aérée et chaleureuse. Les mouvements modérés ont un galbe superbe, avec une pulsation assez idéale et des teintes élégiaques parfaitement adaptées au propos qui se révèlent particulièrement séduisantes, car justes de ton et d'intentions. J'ai été un peu moins convaincu par les passages plus extravertis qui, s'ils possèdent de l'allant et de l'allure, manquent, à mon goût, de ce petit grain de folie nécessaire pour donner tout leur sel aux extravagances imaginées par un compositeur dont on connaît le goût du fantasque. Cette interprétation, qui surclasse, à mon avis, le disque paru chez Alpha, n'en demeure pas moins de très bonne tenue et la sensation de proximité qu'elle dégage la rend de plus en plus attachante au fil des écoutes.

Je vous recommande donc d'aller découvrir cette réalisation que tout concourt à rendre sensible et sensuelle et qui, à n'en pas douter, ravira les amateurs d'un Carl Philipp Emanuel Bach à la vivacité bien tempérée — déjà classique, en quelque sorte.

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Sonates pour viole de gambe et clavier en ut majeur Wq. 136 (H. 558), en ré majeur Wq. 137 (H. 559), en sol mineur Wq. 88 (H. 510), Fantaisie en ut majeur Wq. 59/6 (H. 284), Rondos en mi bémol majeur Wq. 61/1 (H. 288), en ré mineur Wq. 61/4 (H. 290)

Emmanuelle Guigues, viole de gambe à six cordes attribuée à Edward Lewis, c.1660-1680
Daniel Isoir, pianoforte Ryo Yoshida & Daniel Isoir, 2000, d'après Johann Andreas Stein, 1780

1 CD [durée totale : 67'35"] agOgique AGO012. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Vidéo : Sonate pour viole de gambe et clavier Wq. 137 : [I] Adagio ma non tanto

2. Audio : Sonate pour viole de gambe et clavier Wq. 88 : [I] Allegro moderato