La crise ukrainienne, par son ampleur, aura constitué le plus grand choc géopolitique sur le continent européen depuis les guerres balkaniques des années 1990. D’où l’intérêt de suivre les réactions, riches d’enseignements, de l’opinion française.
1 Un réel intérêt porté aux événements
La dimension spectaculaire et inattendue des événements en Ukraine lui ont donné un retentissement privilégié dans les médias en France. Cependant, les enjeux liés à la situation en Ukraine demeurent parfois flous dans les esprits. En février, un tiers des Français maîtrisait ainsi « précisément » les raisons pour lesquelles les manifestants s’opposaient au gouvernement selon un sondage BVA.
L’institut Ifop a mesuré que 65% des Français, interrogés début mars, avaient évoqué cette actualité au cours de leurs conversations. Il s’agit d’un niveau important, même s’il reste inférieur à celui du Mali (79%) en janvier 2013, lors du lancement de l’intervention française. Derrière ces « 65% » intéressés par la crise ukrainienne se cachent d’importantes disparités. La France apparaît coupée entre, d’une part, les cadres et les diplômés du supérieur, qui portent un vif intérêt au sujet, et d’autres part, les catégories modestes, les sympathisants du FN ou les personnes sans sympathie partisane, plus désintéressés. Cette cassure, qu’on avait déjà observée sur le suivi de l’actualité en Syrie, transparaît de nouveau. Même en plein mouvement de mondialisation, certaines franges de la société apparaissent éloignés des actualités lourdes se déroulant dans le monde. Les responsables des grandes chaînes de télévision rappellent à ce titre que faire l’ouverture d’un journal télévisé sur une actualité internationale fait automatiquement fondre l’audience de 20%.
Ce degré de curiosité sur les sujets internationaux, variable en fonction du niveau d’études n’est pas anecdotique car il rejaillit souvent sur les opinions politiques. Le FN fait ainsi son miel sur le repli hexagonal auquel aspirent une grandes partie des couches modestes de l’électorat.
2 La fin de l’Europe de « l’Atlantique à l’Oural »
La question des bordures du continent européen fait débat depuis le début de la construction européenne. De Gaulle calquait les limites politiques européennes (« de l’Atlantique à l’Oural ») sur les limites géographiques du continent. La chute du Mur de Berlin, de par son onde de choc, a provoqué une dynamique d’ouverture de l’Ouest vers l’Est pendant 15 ans. Une dynamique aujourd’hui brisée. Depuis 2003, la part de Français favorables à l’intégration de la Turquie dans l’UE s’est spectaculairement effondrée, passant de 46% à seulement 17% en 2014. On serait tenté d’imputer cette baisse au changement de perception que les Français, désormais plus méfiants, entretiennent avec le monde musulman. L’exemple ukrainien démontre que c’est le principe même de l’élargissement qui est contesté. L’étendard européen brandi par le peuple ukrainien n’a en rien grisé l’esprit des Français : seuls 29% seraient favorables à une hypothétique intégration de l’Ukraine dans l’UE.
Les Français se montrent beaucoup moins solidaires des Ukrainiens qu’ils ont pu l’être des Grecs. En 2010, au plus fort de la crise financière dans le pays, ils étaient 66% à vouloir accorder une aide financière à Athènes contre 36% aujourd’hui pour Kiev. Comment expliquer une telle différence de jugement en fonction du pays ? La Grèce est un Etat de 10 millions d’habitants, partageant déjà la même communauté de destin, au sein de la zone euro. Aider l’Ukraine, pays aussi étendu que la France, peuplé de 45 millions d’habitants, peut apparaître autrement plus hasardeux.
3 L’effritement de l’idéal européen
Nous savions que l’Union européenne, dans ses aspects institutionnels, a entamé une grande part de sa crédibilité auprès des opinions publiques. L’étude Ipsos sur les Nouvelles fractures nous avait enseigné que les Français aspirent désormais au renforcement des pouvoirs de décision du pays (70%) au détriment de ceux de l’Europe (17%). Les bienfaits de la construction européenne sont remis en doute : seuls 45% des Français pensent que l’appartenance de la France à l’UE est une bonne chose.
Au-delà des institutions, la crise ukrainienne démontre que c’est l’idéal européen qui est ébranlé. A rebours des années 1990, quand l’Europe répondait à la chute du bloc de l’Est par Maastricht et l’élargissement, les opinions optent désormais pour une pause voire un rétropédalage. Le peu d’implication que les Français déploient en faveur des Ukrainiens démontre que l’unification de l’Europe ne constitue plus un but. L’opinion pourrait se retrouver dans les propos d’Hubert Védrine regrettant que « nous avons de moins en moins les moyens de nos émotions ». Les Français se rabattent donc sur des considérations nationales.
4 Des Français portant davantage leur regard vers le Sud que vers l’Est
La crise ukrainienne démontre que les Allemands et les Français s’inscrivent – et c’est logique – un peu différemment dans le paysage géographique. Les crises libyenne, malienne, syrienne ou centrafricaine, émanant du Sud, ont étalé au grand jour le décalage entre une France interventionniste face à une Allemagne timorée. Concernant l’Ukraine, à l’Est, on serait tenté de prédire une situation inversée.
Pas tout à fait en réalité. Car les Allemands rejoignent les Français dans leur peu d’empressement à arrimer l’Ukraine à l’UE (souhaité par 38% des Allemands et 29% des Français). Mais bien plus que la question de l’intégration de l’Ukraine à l’UE – qui n’est pas à l’ordre du jour – le nœud gordien de la crise ukrainienne est le précipice budgétaire qui menace le pays. Or, les Allemands (43%) sont à peine plus généreux que les Français (36%) pour ouvrir leur portefeuille au gouvernement de Kiev.
5 Les électeurs de droite tentés par l’isolationnisme
On savait les électeurs frontistes largement acquis au repli national. Les sympathisants du FN constituent ainsi les franges politiques les moins intéressées par la crise et les moins promptes à soutenir les Ukrainiens. Mais plus surprenant : les sympathisants UMP aussi semblent tentés d’emprunter cette voie. Le contraste est vif avec les sympathisants du PS. La base socialiste est au contraire en pointe (avec 69%) pour pousser l’UE à intervenir plus directement dans les événements touchant l’Ukraine. Au contraire, les électeurs de droite modérée apparaissent plus divisés (52%) sur cette position. Se replient-ils pour autant sur la Nation ?
Parallèlement, la pertinence des choix pro-européens apparaît remise en question au sein d’une large part de la base UMP (55% de pro-européens). Le principal parti de droite, jadis contrôlé par Jacques Chirac puis par Nicolas Sarkozy, deux défenseurs des avancées européennes (Maastricht, Traité constitutionnel européen), est parcouru par un euroscepticisme plus vivace que jamais. Au contraire, le PS apparaît – même devant le Modem – comme le parti regroupant le plus grand nombre de partisans de l’Europe (67%). 2005 et le souvenir des déchirements au sein du PS sur la question européenne se dissipent… Serait-ce au tour de l’UMP de s’écharper sur cette question ? Les prochains mois nous éclaireront à ce propos.