Le premier volet (ici!) concernait surtout la publication de livres jeunesse engagés à travers le monde. Mais je ne vous cache pas que c'étaient davantage les conclusions théoriques de l'analyse de ces textes qui m'intéressaient. En voici quelques exemples, raccourcis et simplifiés évidemment.
A quoi ressemble l'enfant-lecteur 'implicite' de la littérature jeunesse engagée?
L'enfant-lecteur 'rêvé' par les textes engagés pour la jeunesse (le 'lecteur implicite' dans le vocabulaire de Wolfgang Iser) est, primordialement, quelqu'un qui serait réceptif au texte et à ses implications - et désireux et capable d'agir pour améliorer le monde à la suite de sa lecture. Cet enfant idéal serait donc profondément marqué par ses lectures et chercherait à convertir ces rencontres 'intangibles' en actions réelles.
Dans le jargon sartrien, les textes sont autant 'd'appels' à un lecteur qui, idéalement, s'attellera à une tâche colossale: celle d'endosser une part de responsabilité pour le monde, et de contribuer à le changer. Cette tâche est partagée par auteur et lecteur.
Donc en gros, c'est un enfant-lecteur implicite qui ferait exactement ce que l'auteur lui demande?
Eh bien, justement... non. Du moins, pas dans les exemples les plus complexes de littérature jeunesse engagée, où il peut se passer des choses très intéressantes.
Prenons par exemple La carie, un album apparemment simple, mais en réalité d'une fabuleuse profondeur, par Avi Slodovnick et Manon Gauthier. Dans cette histoire, Marissa, une petite fille qui doit se faire arracher une dent se voit promettre par sa mère qu'elle aura une pièce si elle met la dent sous son oreiller. A la place, cependant, la gamine refile son chicot à un homme sans domicile assis dans la rue - pensant logiquement qu'il a davantage besoin d'argent. L'homme lui sourit, puis le narrateur clôt le récit en disant: 'Et maintenant, tout ce dont il avait besoin, c'était... un oreiller'.
Bon. Le lecteur implicite du texte est, on l'a dit, quelqu'un qui actualiserait les valeurs du texte. Mais ce n'est pas la même chose que de dire: le lecteur est invité à suivre le comportement de Marissa. En réalité, le texte est tendrement, mais sérieusement critique du comportement de Marissa. En donnant sa dent au SDF, elle n'a rien changé à la situation. Bien sûr, symboliquement, elle a fait une bonne action, et l'homme la remercie par un sourire - sans compter qu'elle a eu raison de remarquer que cet homme avait besoin d'argent.
Cependant, son acte est vain. Marissa est prise dans un réseau de fictions tissées par les adultes. Elle croit que la Petite Souris existe, et qu'elle donne de l'argent pour les dents. Elle croit aussi, tacitement, que tout le monde, y compris les SDF, ont évidemment un oreiller. Elle a tort, et le texte est explicite au moins quant à cette seconde 'croyance': la dernière page du livre, glaciale, montre un lit vide, où le SDF ne dormira pas ce soir.
Le jeune lecteur se détache alors de Marissa pour être plongé dans un gouffre vertigineux de nouvelles questions. Mais alors, si donner sa dent ne 'sert' à rien, que faut-il faire? S'il n'est pas suffisant de remarquer qu'il y a de la misère, comment aller plus loin? L'album reste muet à ce sujet. Le jeune lecteur est 'planté' là, au moment justement où il aurait tellement besoin d'un 'guide' adulte, d'un prescripteur, d'une réponse... Mais il n'y a pas de réponse.
A partir de ces silences, le jeune lecteur 'idéal' de la littérature jeunesse engagée devient pleinement acteur de son engagement naissant.
Mais l'adulte, il sait, lui, ce qu'il faut faire?
Selon ma théorisation, non, l'adulte ne sait pas. L'adulte 'caché' de la littérature jeunesse engagée (cliquer pour accéder à mon article sur ce terme un peu technique!) est avant tout un adulte angoissé, incertain, dépossédé de ses moyens d'agir. Ces textes témoignent de l'impuissance de cette autorité. C'est une impuissance telle qu'elle doit s'incliner face à une autre autorité, une autorité en devenir, celle, justement, de l'enfant.
Mais évidemment, personne n'aime se sentir menacé dans son autorité. L'adulte 'caché' n'aime pas ça non plus (j'espère qu'il sera compris ici que je 'personnifie' une entité qui n'est pas réellement une personne, comme expliqué dans l'article susdit). Du coup, ces textes sont aussi extrêmement prescriptifs par moments, extrêmement autoritaires.
On a donc un double discours de l'adulte dans la littérature jeunesse engagé: un discours d'impuissance et d'espoir, et un discours d'autorité et de prescription. Ce double discours, me semble-t-il, ne peut jamais être simplifié en l'un ou en l'autre, bien que certains textes soient évidemment plus ouverts que d'autres.
Donc la littérature jeunesse engagée est par nature utopique, et donc irréaliste?
Oui, mais c'est le cas de toute littérature jeunesse. Car la littérature jeunesse s'adresse à l'enfant, et l'enfant est, pour l'adulte (du moins c'est ainsi que je le théorise...) fondamentalement un être en devenir et donc un être imprévisible.
Puisque c'est un être imprévisible, c'est un être qui pourrait encore tout être. On cherche donc à la fois, en tant qu'adulte, à lui faire adhérer à une certaine position, et à ce qu'ilouelle crée ses propres positions. "Tant qu'il y a de l'enfance, il y a de l'espoir", si l'on peut dire.
Cependant, la littérature jeunesse engagée exacerbe cet utopisme de tout discours s'adressant à l'enfance. Ceci est dû d'abord à ses thèmes de prédilection: c'est une littérature qui parle énormément d'avenir, d'impact des actions humaines, d'espoir, et de la faculté de l'enfant à gagner en puissance au détriment de l'adulte. C'est dû, ensuite, au fait qu'une telle littérature trahit souvent les insuffisances de l'adulte, du monde adulte, de la société et de la politique adultes. Du coup, le motif de l'enfance et son pendant logique - l'adulte en devenir que l'enfant représente - s'en trouvent glorifiés.
Une telle littérature est utopique, irréaliste, ou du moins idéaliste, parce qu'elle 'compte' explicitement sur l'enfant-lecteur; elle dépend de lui. Mais dans tout discours s'adressant à l'enfant, il y a une demande similaire de la part de l'adulte - un désir, une angoisse d'être écouté.
Tout discours s'adressant à un enfant est toujours en partie un aveu d'impuissance de l'adulte. Cet aveu est assorti d'une demande, d'une imploration. La littérature jeunesse engagée est un corpus de textes qui rend ces aveux, ces demandes, ces implorations plus visibles que la littérature jeunesse 'embarquée'.
Bon allez je me tais. Si vous voulez en savoir plus, il faudra attendre que mon bouquin sorte, et il sera en angliche. Il y a d'autres choses dans le livre évidemment, mais c'est un résumé plutôt cohérent de ce que j'y raconte.