Dans Un homme tragique, publié fin 1991 aux éditions de L'Aire, Silvia Ricci-Lempen raconte la vie de son Italien de père, qui a pesé lourdement sur la sienne et qui est mort le 19 octobre 1984, à 76 ans. Il lui a fallu un peu plus de cinq ans, de décembre 1985 à janvier 1991, pour écrire ce livre et pour faire le deuil non pas de sa mort, mais de sa vie.
Le père de l'auteur, G.R., est né en 1908. Il n'a donc que 14 ans quand Mussolini accomplit sa marche sur Rome et il se précipite, pour le lire, sur Il Mondo le dernier bastion de la presse libérale...En 1931, cet homme, foncièrement hostile au fascisme, qui se dit kantien, achève sa licence par "un mémoire prônant l'abolition des taxes douanières sur le blé", en opposition complète avec l'autarcie agricole défendue par le Duce.
Deux mois après avoir obtenu son diplôme, G.R. ouvre dans le centre de la Sicile une agence de l'Automobile Club d'Italie dont il deviendra ultérieurement le secrétaire général jusqu'en 1946. Entre-temps il aura été mobilisé dans l'armée italienne, aura fait la guerre des Balkans et aura rejoint la Résistance, en 1943, dont il deviendra le Commandant militaire à Rome.
G.R. se marie en 1950 avec une femme qui a vingt ans de moins que lui et avec laquelle il a deux enfants, l'auteur et son frère Antoine. Devenu agent d'assurances il réussit très bien matériellement, mais il est amer parce qu'il a tout perdu de "ce pourquoi [il s'était] battu depuis [qu'il avait l'âge] de lire les journaux et d'interpréter le monde".
C'est cet homme dont l'auteur raconte la vie au quotidien, dans le cadre familial. Pour ce faire, elle évoque des séquences de cette vie à différentes époques. Dans la première partie de ce récit ces séquences sont datées, mais n'apparaissent pas dans l'ordre chronologique. Dans la deuxième partie elles sont regroupées par thèmes.
G.R. est-il fou? est-il neurasthénique? En tout cas il semble violent, sans s'en prendre jamais physiquement aux autres. Mais il sème l'angoisse chez ses proches parce qu'ils doivent être les meilleurs dans la vie et parce qu'il est intransigeant avec eux comme il l'est avec lui-même. Et ses collaborateurs ne sont pas logés à meilleure enseigne.
Ce père, qui se dit respectueux des lois de la logique, dont la religion est "une religion laïque, une religion de l'esprit, en somme, une religion de la conscience" ne donne qu'un sens à la raison, celui d'avoir toujours raison:
"Il la faisait ainsi basculer dans son contraire."
Aussi Silvia Ricci-Lempen écrit-elle ce livre parce qu'elle n'a pas fini de porter "le poids de sa raison déraisonnante". Peut-être porte-t-elle même maintenant "le vide créé par sa dissolution".
A quoi son père est-il conduit par cette "raison déraisonnante"? Comment s'explique-t-elle?
"Papa supporte aussi mal le triomphe facile que la contradiction: il lui faut en tout temps l'outrage de la résistance pour justifier et alimenter le noir désespoir, la solitude interne qui forment la trame de son être au monde."
Il est donc difficile de résister à un tel père quand il a décidé quelque chose. Toutefois, face à la nécessité, il est capable d'en inverser le signe. Il en va ainsi quand sa fille se marie:
"En mai, mon père accepta l'idée de mon mariage.
En août, il prétendit ne s'y être jamais opposé.
En septembre, il affirma l'avoir toujours désiré.
En octobre, il entreprit de convaincre les sceptiques qu'il me l'avait presque proposé.
En novembre, il se chargea de l'organiser."
A propos de son angoissé de père, sa fille parle, à un moment donné de son "amour cyanure", qui découle de l'omniscience, dont il est convaincu, et qui l'a poussé à vouloir lui enseigner à être femme puis à être mère, avant qu'elle ne puisse le découvrir par elle-même.
La mort de son père est en quelque sorte libératrice. Au contact du monde qui existe, elle apprend qu'elle existe elle-même et que "le dehors est relié au dedans". Elle découvre "la magnifique finitude du réel", "la magnifique imperfection des choses":
"J'absorbe ce qui existe sans le détruire, j'absorbe ce qui existe et m'en nourris. L'écorce, le chagrin, l'orgasme de l'amour, la graine, l'écureuil, la tendresse, la barque solitaire, le rouge de mes gants, la déception, le savoir, l'horizon, la vie.
La vie m'alimente et me fait grandir.
C'est donc cela que tu ne savais pas, papa."
Ce récit montre donc que l'amour extrême - car G.R. aimait certainement les siens, à sa façon -, conjugué à une raison devenue folle, peut être mortifère pour ceux qui en sont l'objet et c'est en cela qu'il est d'une portée universelle.
Francis Richard
Un homme tragique, Silvia Ricci-Lempen, 288 pages, Editions de l'Aire
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