On avait quitté Julie Bertucelli en 2010 avec L’Arbre, une jolie fable fantastique sur le deuil et le renouveau, dans laquelle l’arbre en question symbolisait le passé, les souvenirs qui “prenaient racine” et empêchaient les personnage de démarrer une nouvelle vie.
Il y a encore un arbre dans La Cour de Babel, son nouveau long-métrage. Un arbre majestueux, régnant sur la cour de récréation d’un collège parisien (1), comme une sorte de protecteur bienveillant.
Mais sa fonction symbolique est tout autre. De par sa taille, on devine qu’il a un âge respectable, et a vu défiler des générations d’adolescents en plein apprentissage de la vie et de professeurs essayant de leur prodiguer leur savoir. Il représente une forme de sagesse ancestrale, et la connaissance, au sens large. Et il symbolise également les racines, les origines des individus.
Enseignement, racines… C’est là le coeur du sujet de ce documentaire, tourné pendant une année scolaire dans une classe d’accueil pour adolescents immigrés, fraîchement débarqués en France.
Dans sa classe, Brigitte Cervoni accueille des enfants de 11 à 15 ans, venus d’horizons très différents.
Certains enfants sont venus en France pour bénéficier de meilleures infrastructures d’apprentissage, comme le jeune vénézuélien Miguel Angel, qui est venu pour parfaire son talent pour le violoncelle au conservatoire ou Andromeda, la petite roumaine, dont le père est prêt à tous les sacrifices pour qu’elle puisse avoir la chance d’étudier.
D’autres ont suivi leurs parents, venus en France pour trouver du travail. C’est le cas de Luca, qui a quitté l’Irlande du Nord pour s’installer à Paris avec sa mère. D’autres, enfin, ont fui leur pays natal pour des raisons plus dramatiques, comme Marko, dont la famille, Juive, subissait les brimades antisémites de groupuscules néonazis en Serbie, ou Maryam, la jeune libyenne, venue en France pour échapper à la guerre civile qui déchire son pays (2).
Tous ont en commun ce déracinement plus ou moins bien vécu, et quelques difficultés d’adaptation au système scolaire français.
Pour l’enseignante, ce melting-pot n’est pas facile à gérer.
Déjà parce que ces adolescents venus des quatre coins du globe parlent tous leur propre langage, des dialectes que leurs camarades ne comprennent pas. Ils sont, en quelque sorte, la conséquence du récit biblique de la Tour de Babel. D’après la Genèse, les survivants du Déluge, qui parlaient alors tous une langue unique, se sont installés dans une plaine du Shinéar et, soucieux de se rapprocher de Dieu, ont construit une tour gigantesque touchant le ciel, la fameuse Tour de Babel. Dieu, soucieux de voir les hommes accéder à un trop grand pouvoir, a alors choisi de brouiller leurs langages pour qu’ils ne puissent plus se comprendre et cesser la construction d l’ouvrage. Et depuis, les Hommes ont du mal à communiquer les uns avec les autres.
Comme ces enfants, qui n’ont pour dialoguer les uns avec les autres que des rudiments de français… Et dans leur cas, la communication est d’autant plus difficile qu’ils ont des niveaux sociaux différents, des cultures différentes, des croyances religieuses différentes.
On le voit dès la première séquence du film. L’enseignante demande à ses élèves d’expliquer comment on dit et on écrit “Bonjour” dans leur pays d’origine. Quand vient le tour de la petite Ramatoulaye, celle-ci dit, en wolof : “Salaam aleykum”. Maryam s’insurge. Pour elle, l’expression est doublement impropre. D’une part parce qu’elle signifie “que la paix soit avec vous”, en arabe, et que “bonjour” se dit “sabaahe al-khayre”. Et d’autre part parce qu’elle estime que “as-alam alaykum” est réservée aux seuls musulmans et ne peut pas être utilisée par des personnes d’autres confessions. Rama proteste. C’est comme ça qu’on dit “bonjour” dans son pays. Elle l’a appris ainsi et n’a pas de leçon à recevoir des autres. Tension passagère entre les collégiennes, vite stoppée par l’enseignante.
Autre moment de tension, toujours lié aux religions, quand l’enseignante demande aux adolescents d’apporter un objet qui leur tient à coeur. Certains amènent un souvenir d’enfance, un objet lié à leur pays d’origine, d’autres amènent une Bible ou un Coran. Et la discussion tourne au vinaigre. Pas question qu’un musulman touche une Bible. Pas question qu’un chrétien touche un Coran… Chacun prétend que son Dieu est le seul et unique. Mais pour compliquer les choses, il y a des athées, des agnostiques, et des enfants qui ont baigné dans les deux religions, comme cette jeune africaine qui a choisi la religion catholique, comme sa mère, alors que son père et ses frères sont musulmans…
Mais finalement, la discussion s’avère constructive. Chacun entend le point de vue des autres, essaie de comprendre d’où viennent les divergences entre leurs cultures, et accepte de se remettre en question. De toute façon, conclut l’une des élèves, “on ne peut pas avoir la preuve absolue que Dieu existe”. Donc chacun a le droit de croire en ce qu’il veut, et doit tolérer les croyances des autres…
Ces joutes entre élèves ont le mérite, déjà, de leur permettre de perfectionner leur français, mais aussi de confronter leurs visions des choses, leurs différences, ce qui leur permet aussi de mieux appréhender leurs points communs, et donc de renforcer leur solidarité et leur complicité. Car ils sont tous dans la même situation : déracinés et désireux de s’intégrer au plus vite à leur pays d’adoption.
Car même si cela ne saute pas aux yeux de prime abord, ces adolescents éprouvent un profond respect les uns pour les autres, ils se serrent les coudes faces aux moqueries des élèves “normaux” qui ironisent sur leur difficulté à parler le français, sont sensibles au devenir des uns et des autres.
Si on ne voit pas à l’écran la conclusion de l’accrochage autour de l’expression “Salaam aleykum”, un bon indice est donné un peu plus tard, au moment où Maryam doit quitter Paris pour s’installer en Province avec ses parents : Rama pleure le départ de sa camarade, comme les autres élèves de la classe…
Ces enfants s’apprécient, se respectent, aiment à vivre et progresser ensemble. Leur professeure y veille. Brigitte Cervoni met en place des projets collectifs, comme la réalisation d’un film pour concourir à un festival inter-écoles (3). Elle encourage les plus timides à s’exprimer, incite ceux qui ont des difficultés à redoubler d’efforts, motive tout le monde. Et elle rencontre régulièrement les familles, pour comprendre les problèmes auxquels sont confrontés ses élèves.
Car, s’ils ont les mêmes rêves et les mêmes préoccupations que les adolescents de leur âge, ces collégiens ont souvent d’autres problèmes plus graves à gérer. La plupart sont les seuls à parler français dans leur famille et doivent aider leurs proches à régler les problèmes administratifs. Certains ont à charge leurs frères et soeurs. D’autres sont livrés à eux-mêmes pendant que leurs parents travaillent. Et certaines situations sont extrêmement complexes.
Mais à l’école, ils ont l’opportunité de se construire un avenir, de retrouver des camarades qui sont dans la même situation qu’eux.
Cette classe d’accueil est une chance. Elle leur permet d’apprendre à leur rythme pour, à court ou moyen terme, intégrer une classe normale et poursuivre dans le schéma scolaire classique, jusqu’au baccalauréat, puis à l’université.
On ne peut que saluer le travail de Brigitte Cervoni, qui a permis à des centaines de jeunes de s’intégrer et de croire en leurs chances. Rien ne dit que tous ses élèves pourront réaliser leurs rêves – devenir médecin, avocat, chanteuse, musicien professionnel ou star de cinéma – mais au moins, ils ont les outils pour y arriver, ce qui n’était pas gagné d’avance.
Cette femme a cessé d’enseigner juste après ce film, pour occuper d’autres fonctions au sein de l’éducation nationale, mais elle laisse un bel héritage au professeur qui va prendre sa place. Ses méthodes pédagogiques fondées sur les discussions entre élèves, sa patience infinie avec les enfants, sa façon de les mettre en confiance, de les tirer vers le haut, constituent un modèle d’enseignement à suivre et la plus belle façon de promouvoir ce dispositif de classe d’accueil, indispensable pour permettre à ces jeunes immigrés de s’intégrer efficacement.
On ne peut également que saluer le travail de Julie Bertucelli, qui a su se fondre dans le décor pour filmer ces collégiens et leur professeure pendant toute une année, puis agencer les séquences filmées de façon subtile, intelligente et subtile, pour en faire une véritable ode au dialogue et au respect mutuel.
Sa Cour de Babel n’est pas une construction pointant vers Dieu, mais vers l’Humain. On y voit des élèves qui apprennent à parler la même langue pour faciliter leurs échanges, ce qui leur permet de comprendre ce qui les distinguent les uns des autres, mais aussi et surtout ce qui les unit, et qui unit tous les êtres humains de cette planète. Le microcosme que représente la classe d’accueil, c’est l’utopie d’une Humanité unie, s’enrichissant des différences culturelles, sociales et religieuses des individus qui la composent. Tout le contraire, en somme, des idées reçues sur l’immigration que nous assènent fréquemment certains “penseurs” et hommes politiques, contribuant à créer un climat délétère autour de certains groupes ethniques et à favoriser la montée d’idées extrémistes nauséabondes et dangereuses pour la démocratie.
Merci à Julie Bertucelli pour faire ainsi voler en éclats les préjugés, et porter haut les valeurs essentielles que constituent la tolérance, la fraternité, le respect de l’Autre.
Et merci à tous ces collégiens pour la belle leçon de vie, de courage et de solidarité qu’ils nous donnent dans ce beau documentaire.
On leur souhaite de grimper le plus haut possible sur l’arbre de la connaissance. Jusqu’aux cimes de la sagesse. Jusqu’au sommet du monde. Mais quoi qu’ils fassent après, ils ont déjà atteint notre coeur. Non, on n’est pas prêt d’oublier les visages d’Abir, Agnieszka, Alassane, Andrea, Andromeda, Daniel, Daniil, Djenabou, Eduardo, Felipe, Kessa, Luca, Marko, Maryam, Miguel Mihajlo, Naminata, Nethmal, Oksana, Rama, Thathsarani, Xin, Yong et Youssef. Visages marqués par des doutes, des peurs, les stigmates d’un passé douloureux et du déracinement qu’ils ont subi, mais aussi porteurs de vie et d’espoir. Magnifiques…
(1) : Le collège de La Grange aux Belles, dans le 10ème arrondissement de Paris.
(2) : Le film a été tourné juste avant la chute de Kadhafi.
(3) : C’est en étant dans le jury de cette compétition que la cinéaste a rencontré Brigitte Cervoni.
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La Cour de Babel
La Cour de Babel
Réalisatrice : Julie Bertucelli
Avec : Brigitte Cervoni, Djenabo Conde, Xin Li, Maryam Aboagila, Luca Da Silva, Andromeda Havrincea
Origine : France
Genre : Documentaire / Ode humaniste bouleversante Durée : 1h29
Date de sortie France : 12/03/2014
Note pour ce film :●●●●●●
Contrepoint critique : Sens Critique
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