Avec Amer, on avait découvert le talent singulier d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Le duo avait livré une oeuvre hors normes, un hommage au “giallo” des années 1970 doublé d’une curieuse expérience sensorielle, visuellement splendide et bénéficiant d’un formidable travail sur le son.
Ils confirment avec L’Etrange couleur des larmes de ton corps, film encore plus abouti esthétiquement, et plus labyrinthique pour le spectateur.
Si on voulait résumer le film de façon rationnelle, on pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de giallo érotique.
Dan Kristensen (Klaus Tange) rentre chez lui après un voyage d’affaires et découvre que son épouse a disparu. En enquêtant auprès de ses voisins, il apprend que la jeune femme avait des moeurs plutôt légères en son absence et qu’elle a peut-être fait une mauvaise rencontre dans cet immeuble étrange, théâtre de nombreux faits inexpliqués. Sa quête de vérité va être pour le moins éprouvante…
Ca, c’est pour l’angle narratif accessible facilement. Mais le film passe son temps à échapper à ce schéma rationnel. A cette trame policière classique viennent se greffer d’autres petites histoires, plus étranges les unes que les autres, des séquences fantasmées, rêvées – ou plutôt cauchemardées. La mise en scène, étrange, saturée de bruits et de couleurs, et le montage, chaotique, n’arrangent rien.
Le film donne constamment l’impression d’un glissement, ou de glissements successifs du réel au fantasme, du désir à la souffrance, comme chez Alain Robbe-Grillet. On bascule du giallo pur au fantastique italien des années 1970, entre Dario Argento et Mario Bava, puis dans un univers proche de celui du Locataire de Roman Polanski revu et corrigé par David Lynch.
C’est un peu comme si le film cherchait son identité propre, derrière toutes les influences de leurs auteurs. Est-ce un thriller? Un film d’épouvante? Un trip psychanalytique? Un drame autour d’un couple qui se défait? Un peu tout ça en même temps…
Le titre du film lui-même se transforme, passant de “L’étrange couleur des larmes de ton corps” à “L’étrange douleur”, si l’on en croit le panneau final (à moins que l’on ait rêvé ce détail?)
En tout cas, la définition que sa réalisatrice, Hélène Cattet, donne du film suit cette logique : “un film qui commence comme un whodunit et se termine en un who am I?”
Mais le meilleur moyen d’appréhender le film est peut-être de le voir comme une plongée dans un univers mental, celui d’un tueur en série schizophrène ou d’un type ordinaire dont l’inconscient refoule des pulsions morbides et érotiques.
Plusieurs scènes vont dans ce sens, à commencer par le plan d’ouverture, un zoom avant vers le front de Kristensen, en train de dormir dans un train, comme si on entrait dans son cerveau.
Pour le côté schizophrène, il y a cette scène de la rencontre entre le flic et Kristensen, découpée en split-screen particulier, façon puzzle, reformant un visage à partir d’éléments du faciès des deux hommes. Ou encore cette séquence, rappelant fortement Lost Highway, où Kristensen, alternativement éclairé de rouge et de vert, se voit sonner à sa propre porte, en boucle.
La maison elle-même, combinaison de deux vieilles bâtisses de Nancy, évoque un gigantesque crâne, avec ses fenêtres en demi-cercle et ses pièces en hauteur. Et les secrets cachés derrière les murs des appartements peuvent être vus comme l’inconscient de l’individu, celui qui sert à abriter le refoulé, les fantasmes, les parts d’ombre…
Le film est donc un étrange trip cérébral. Une expérience sensorielle souvent à la limite du supportable, tant les cinéaste aiment à nous perdre dans les méandres de leur narration complexe, labyrinthique, à nous agresser avec les images violentes, les distorsions de l’image et les sons stridents, le volume poussé au maximum. Mais cela en vaut la peine, assurément.
L’Etrange couleur des larmes de ton corps est un film d’une extraordinaire richesse, qui ne décèlera tous ses trésors qu’au prix de plusieurs visionnages. Comme un Lynch grand cru.
Autant dire qu’on est assez fans… C’est même, pour nous, un des sommets de ce très beau début d’année cinématographique 2014.
_______________________________________________________________________________
L’Etrange couleur des larmes de ton corps
Réalisateurs : Hélène Cattet, Bruno Forzani
Avec : Klaus Tange, Jean-Michel Kvok, Sam Louwyck, Anna d’Annunzio, , Sylvia Camarda, Manon Beuchot
Origine : Belgique, France, Luxembourg
Genre : trip cérébral sous forme de giallo étrange
Durée : 1h42
Date de sortie France : 12/03/2014
Note pour ce film :●●●●●●
Contrepoint critique : Studio Ciné Live
______________________________________________________________________________