Les Chiens errants

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 4/5 

Voilà un film à ne pas mettre sous tous les yeux. La démarche plastique de Tsai Ming Liang semble vouloir atteindre la même limite que le cinéaste lui-même, « dégoûté » par le « divertissement » auquel est soumis le cinéma. Les Chiens errants pourrait bien être son dernier film, et refuse les frontières habituelles du découpage et de la narration. Beaucoup de spectateurs ne supporteront pas ces plans très longs, fixes, où le corps est tout ce qui nous reste à observer dans un monde contemporain trop agité et trop pressé.

© Urban Distribution

À Taipei, Hsiao Kang est un homme-pancarte : planté à un carrefour, aux côtés de dizaine d’hommes comme lui, il tient un panneau publicitaire. Avec ses deux jeunes enfants, ils s’entassent dans une seule pièce, dans un seul lit, avec un chou que la petite fille a acheté au supermarché aseptisé du coin. L’une des employées erre la nuit dans les bâtiments abandonnés, où traînent des chiens errants.

À partir d’un sujet social, Tsai Ming Liang ne s’oriente pourtant pas vers la dénonciation et la condamnation, ni même vers la chronique familiale. Tout le précédé narratif, d’abord présent, disparaît au fur et à mesure que le film avance. La progression se fait par à-coups, oscille entre de très longs plans contemplatifs et des passages au rythme plus soutenu, mettant à l’épreuve le spectateur trop peu attentif. On pourra reprocher au cinéaste de ne pas s’intéresser au devenir social de ses personnages mutiques, mais ce serait omettre le complet refus, narratif et visuel, qui motive le film. 

Le film propose quelques pistes narratives, notamment avec sa très belle ouverture sur une femme – la mère suppose-t-on –, la tête dissimulée sous ses cheveux, assise sur un matelas à côté de ses enfants qui dorment. Par la suite, les personnages féminins apparaîtront davantage comme des substituts maternels (d’autres femmes, mais aussi le chou, voracement dévoré), le film refusant tout repère ou les brouillant – le déplacement dans la maison désaffectée tient-il du rêve ou du flash-back ? La progression irrégulière participe à cette perte volontaire du spectateur, sommé de renoncer à ses attentes narratives : la distension ou la concentration du temps, d’une séquence à l’autre, empêche de penser (et de comprendre) leur enchaînement. La durée – celle de l’errance des personnages et de la contemplation du spectateur – s’oppose radicalement à la chronologie : Hsiao Kang vit avec ses enfants dans une vieille pièce ; il veut emmener ses enfants en bateau ; il en est empêché ; il vit dans une maison délabrée avec femme et enfants, maison dont on reconnaît la fresque qu’admirait, une heure plus tôt, la femme du supermarché…

Dans quel ordre ces "événements" se déroulent-ils ? On comprend vite que, dans Les Chiens errants, rien ne nous sera livré, qu’aucun indice ne nous sera proposé, qu’en définitive, il n’y a rien à raconter en terme d’événement dramatique, justement. L’errance et la solitude des êtres, la dislocation du corps familial, les soubresauts d’un visage sont les véritables objets de Tsai Ming Liang. Le cinéaste refuse de soumettre ses préoccupations aux impératifs habituels du récit et aux attentes de spectateurs que de tels sujets ne peuvent intéresser qu’à condition de les dramatiser. Les Chiens errants accompagne l’amer constat du cinéaste : « je ne ressens plus le besoin de faire des films. À franchement parler, je ne veux plus faire de films conditionnés au soutien du public ».

© Urban Distribution

Aussi son refus de la réception va-t-il au-delà des seuls impératifs narratifs. L’univers formel de Tsai Ming Liang est extrêmement radical et se rapproche davantage de l’expérimentation que de l’exploitation. Non content de composer des plans très longs, le cinéaste les laisse le plus souvent fixes, n’y fait pas se déplacer les personnages, et en travaille la bande-son, magnifique, pour faire surgir la moindre respiration, le moindre frémissement. On n’est pas loin d’un certain maniérisme ou d’un refus facile de la mise en scène quand on voit jusqu’à quelle limite la durée de ces plans force le spectateur qui a alors l’impression qu’on se moque de lui.

Et c’est le cas. L’avant-dernier plan révèle, à mon sens, toute la démarche de Tsai Ming Liang : une femme et un homme de trois-quart face, regardant tous les deux dans la même direction, cadrés aux épaules. Il me semble bien que c’est le plan le plus long du film. Impossible cependant de dire combien de temps il dure : il crée, à lui seul, une nouvelle unité de temps, résolument anti-institutionnelle. Cette innovation ne tient d’ailleurs pas tant à la durée du plan (on a vu plus long, ne serait-ce bien sûr que L’Arche russe, d’Aleksandr Sokurov, tourné en un seul plan-séquence) qu’à son contenu : Tsai Ming Liang ne compense pas la fixité et la durée de son plan par une agitation interne, les deux personnages se contentent de regarder un hors-champ mystérieux que le cinéaste nous refuse.

Car la deuxième audace de ce plan réside bien dans la frustration qu’il impose à des spectateurs habitués à ce qu’un tel plan en amène vite le contre-champ sur l’objet vu. Avec ce plan, Tsai Ming Liang interroge notre situation de spectateurs trop pressés de tout voir sans jamais contempler, nourris aux codes institutionnels que nous sommes souvent incapables de remettre en question. Au-delà de cette accusation jetée violemment au visage de celui qui voit sans observer, le cinéaste semble aussi dire que l’intérêt du cinéma ne réside pas tant dans ce qu’il veut bien nous montrer que dans ce qu’il nous cache à dessein. Pendant la dizaine de minutes que dure ce plan, on aura le temps de se poser beaucoup de questions avant d’arriver à la dernière, retorse mais fondamentale : peut-être n’est-ce pas ce plan, imposé par le cinéaste depuis dix minutes, que je dois interroger, mais plutôt ce qu’il refuse de me montrer.

En refusant ainsi les attentes du spectateur, Tsai Ming Liang ré-interroge la fonction du plan, et il réussit son coup puisque le spectateur, excédé, poussé à bout par un film qui se dérobe sans cesse, ne pourra pas sortir de la salle indemne. Car même si la question initiale du spectateur (que regardent-ils ?) trouve une réponse dans le dernier plan, Tsai Ming Liang nous aura entre temps imposé un douloureux exercice d’auto-réflexion. Face à cette violence formelle, le plus facile sera de s’interdire la remise en question et d’accuser le cinéaste de complaisance intellectuelle vaine et dépourvue d’émotion. C’est là le vrai reproche que l’on pourra adresser au film : en composant de très beaux plans pour servir un concept, Tsai Ming Liang passe à côté de l’émotion formelle qui aurait pu être plus grande. 

© Urban Distribution

Le spectateur téméraire saura reconnaître l’effet indéniable de l’accusation portée par le film. Les Chiens errants et son réalisateur tirent à boulets rouges sur un code cinématographique qui impose sa loi et conforte le spectateur dans sa situation de regardant passif. Ici, il s’agit de renvoyer le spectateur à sa propre condition, un sujet que l’on retrouve souvent dans le cinéma expérimental, généralement plus audacieux que le cinéma d’exploitation. On espère donc que Tsai Ming Liang poursuivra sa démarche sur ce terrain, à défaut de le revoir dans les circuits classiques qui l’ont trop fatigué.

Alice Letoulat

Film en salles depuis le 12 mars 2014