DEUX AMIS
François Sauvage, mercier
Et Jacques Morissot, horloger
Se serrèrent la main énergiquement.
-« Eh ! Quel temps ! »
-« C’est le premier beau jour du printemps ! »
-« Allons pêcher comme autrefois. »
Ils allèrent prendre leur équipement :
-« Je connais le colonel Dufoix,
Il nous donnera des laissez-passer. »
Les avant-postes traversés,
Les pêcheurs se sont installés, pieds ballants
Au-dessus du courant.
-« Quelle douceur ! »
-« Je ne connais rien de meilleur. »
Sauvage prit le premier goujon.
Morissot attrapa le second.
-« Pas loin d’ici, y a les Prussiens…»
-« Y en a partout des Prussiens. »
L’inquiétude paralysa les deux amis.
-« Ils sont autour de Paris
Depuis des mois, tout-puissants,
Massacrant, pillant, affamant. »
Pris d’une terreur superstitieuse,
Et de haine pour cette armée victorieuse,
Sauvage colla sa joue au sol pour écouter
Si par hasard on marchait à proximité.
-« Non. Nous sommes seuls,
Bien seuls. »
Rassurés, les deux amis se remirent à pêcher.
Ils ne pensaient plus à rien.
Ils pêchaient.
Soudain, du côté du Mont-Valérien
Le canon tonna.
-« Faut-il être idiot pour se tuer comme ça ! »
-« C’est pis que des bêtes. »
Morissot venait de saisir une ablette.
-« Dire que ce s’ra toujours ainsi tant
Qu’il y aura des gouvernements. ! »
-« Avec les rois, on avait les guerres dehors.
Avec la République, on a la guerre dedans ! »
-« Je suis d’accord. »
Entendant
Une nouvelle détonation,
Sauvage assura avec conviction :
-« C’est la vie. » -« C’est la mort, plutôt. »
Rétablit Morissot.
Soudain, ils sentirent
Qu’on marchait derrière eux.
Ils tournèrent les yeux
Et tressaillirent aussitôt.
Quatre Prussiens étaient là debout,
Les tenant en joue.
Sauvage et Morissot
Furent conduits auprès du commandant allemand.
Celui-ci, dans un français excellent
Leur demanda : -« Vous pêchez ?
Non, vous nous espionnez.
Vous faisiez semblant de pêcher.
Vous ne pouvez le nier. »
Les soldats Prussiens épaulèrent, tirèrent.
Les pêcheurs s’écroulèrent.
Le commandant reprit sans manière :
-« Maintenant, c’est au tour des poissons. »
Il ramassa le panier rempli de goujons,
Appela la cantinière :
-« Fais-nous frire cela immédiatement ;
Ce sera excellent ! »