ma thèse de toutes les couleurs
En quelques mots: ma thèse portait principalement sur la théorie de la littérature jeunesse. Comme je l'ai expliqué sur ce blog plusieurs fois, la recherche anglo-saxons en littérature jeunesse est très axée sur l'idée que ce type de littérature présente l'adulte comme norme et comme plus puissant que l'enfant. En analysant des albums pour enfants politiquement engagés, publiés internationalement, je cherchais à nuancer cette théorisation.Dans ce premier billet, quelques observations sur la littérature engagée pour la jeunesse de nos jours.
Qui s'engage de nos jours en littérature jeunesse?
Très peu de monde. Quoi qu'en disent certains, la très vaste majorité de la littérature jeunesse reste 'embarquée', dans le jargon sartrien, c'est-à-dire portée par une idéologie passive. La littérature jeunesse engagée, qui assume ses positionnements idéologiques (soit dans l'attaque, soit dans la défense de valeurs), reste rare.
Certaines cultures sont plus promptes à accepter et valoriser des livres jeunesse politiquement engagés. Certains pays, dont la France, les Etats-Unis, la Scandinavie, certains pays d'Amérique du Sud, etc. ont une tradition d'écriture pour la jeunesse engagée et quelques maisons d'édition, généralement petites ou indépendantes, qui font de l'engagement politique leur ligne éditoriale.
Ce n'est pas le cas au Royaume-Uni, où la production de livres politiquement engagés, en tous cas pour les plus jeunes, est très faible en ce moment. Cependant il y en a eu par le passé.
L'engagement politique, c'est juste des livres politiquement corrects, non?
Non. La définition du 'politiquement correct' varie, évidemment, mais il est très réducteur de dire que le livre jeunesse politiquement engagé fait seulement dans la bien-pensance bobo-bourgeoise et cherche à montrer comment on peut tous être heureux et se faire des bisous si on oublie qu'untel est noir et unetelle lesbienne, et qu'on sauve tous joyeusement la planète en triant nos déchets.
Il y a beaucoup de livres pour enfants politiquement engagés qui disent des choses gênantes et perturbantes sur nos capacités, justement, à vivre ensemble - qui doutent qu'on en soit jamais capables. C'est le cas de The Island, d'Armin Greder, un album dans lequel un immigrant est traité de manière abjecte, et rejeté à la mer, par une communauté insulaire. Et que dire du Peintre des drapeaux, par Alice Brière-Haquet, dont la fin n'a rien d'un épisode de Dora...
Pour revenir à Sartre, ce type de livres peut mettre en scène sans concessions la difficulté extrême du rapport aux autres; le fait qu'on est jeté les uns contre les autres, avec si peu d'explications, si peu de raisons de s'aimer, qu'on prend parfois des décisions terribles.
Cependant, oui, certainement, il y a aussi de nombreux livres politiquement engagés qui prônent la tolérance, l'amitié, la diversité, de manière utopique et naïve. Ces livres-là sont une autre facette du même phénomène: ils cherchent à apporter des réponses aux mêmes angoisses. Ils le font en simplifiant les réponses plutôt qu'en posant des questions.
Evidemment, il n'y a pas une catégorie (la 'bonne' ) et une autre (la 'mauvaise'), mais des livres tous différents et, pour presque tous, idéologiquement ambigus. C'est cette ambiguïté idéologique qui m'intéressait dans ma thèse.
L'engagement politique fait-il vendre?
Pas au très grand public. Les livres jeunesse politiquement engagés sont extrêmement ciblés et les maisons d'édition ont une stratégie précise quant aux clients qu'elles cherchent à convaincre. Principalement, il leur faut gagner la confiance et le soutien des prescripteurs. Elles s'appuient aussi sur des communautés de chroniqueurs, de libraires, de parents et d'enseignants passionnés qui communiquent sur Internet et dans des publications spécifiques.
Le prix Coretta Scott King est décerné aux livres qui promeuvent 'un changement social non-violent'
Par contre, il y a de plus en plus de prix qui sont donnés aux livres qui incitent les enfants à réfléchir aux questions sociales et politiques, et ces prix vont évidemment en majeure partie aux livres politiquement engagés. Les éditeurs misent beaucoup là-dessus.L'engagement politique est-il le signe d'un mauvais livre?
Chacun décide de ses critères de 'qualité', mais il est complètement injustifiable de déclarer catégoriquement qu'un livre 'à message' est par définition un mauvais livre. C'est simpliste. Les maisons d'éditions et les auteurs engagés apportent généralement une très grande attention à la qualité du texte et des illustrations, parce qu'elles savent qu'elles ne vendront pas à un très grand public et qu'il faut donc, par exemple, que leurs livres gagnent des prix.
Oui, mais le texte peut être beau, et l'image belle, et le livre extrêmement prescriptif! Non?
Si, bien sûr. Et ces textes sont évidemment prescriptifs et pédagogiques: ils cherchent non seulement à divertir, mais aussi à interpeler le jeune lecteur quant à l'état du monde. Cette fonction fortement pédagogique du texte engagé est là par définition.
Avant de pousser des hauts cris en disant que l'art doit se suffire à lui-même, il faut se rappeler deux choses:
1) Le soutien à l'art engagé n'a rien de stupide. C'est une position littéraire et idéologique qui a toujours eu ses défenseurs, de Voltaire à Hugo à Sartre. De très nombreux Prix Nobel de littérature sont férocement engagés. Le courant opposé - 'l'art pour l'art' - semble de nos jours en faveur dans la littérature pour adultes. Mais déjà en 1963, Roland Barthes s'agaçait du 'va-et-vient épuisant entre le réalisme politique et l’art-pour-l’art, entre une morale de l’engagement et un purisme esthétique, entre la comprission et l’asepsie’. L'engagement littéraire est une position parmi d'autres, amplement théorisée; l'art pour l'art est la position inverse, qui peut sembler 'évidente' à certains mais ne l'est pas.
2) La littérature pour enfants est de toute façon toujours-déjà une littérature éducative. Ca, c'est un truc qui ne plaît pas à de nombreuses personnes, mais tant pis. Dans notre civilisation, l'enfant et l'adulte ne se situent pas l'un par rapport à l'autre sur un pied d'égalité. L'adulte a pour 'mission' de socialiser l'enfant. Qu'il le veuille ou non - et ça, les sociologues de l'enfance le théorisent depuis longtemps - l'adulte adopte par rapport à l'enfant une attitude didactique. Ce n'est pas un problème, ce n'est pas une tare, ce n'est pas un scandale. C'est comme ça. La littérature jeunesse est par définition une littérature de socialisation, une littérature qui éduque à la société et à ses valeurs.
Ce qui ne veut pas forcément dire qu'elle opprime et oppresse l'enfant
La littérature jeunesse engagée est une littérature hautement prescriptive, qui revendique son statut de littérature socialisante et en profite pour mettre en avant des valeurs sociales, politiques et culturelles qui lui importent, dans l'espoir qu'elles influenceront l'enfant-lecteur dans ses futurs choix.Cela veut-il dire que la littérature jeunesse engagée manipule l'enfant-lecteur ?
Le mot 'manipulation' (et 'endoctrinement', etc) revient souvent parmi les détracteurs de la littérature jeunesse engagée. Je pense encore une fois que c'est une réaction simpliste. On peut manipuler quelqu'un de manière explicite ou implicite, active ou passive: ce que les féministes reprochent aux livres pour enfants 'genrés', c'est justement de 'manipuler' l'enfant-lecteur en lui faisant croire que roubignolles et nichons sont la cause de comportements spécifiques.
Evidemment, de très nombreux livres pour enfants politiquement engagés sont coupables de présenter des opinions et des valeurs comme objectives et fixes alors qu'elles sont discutables et subjectives.
Je m'arrête là pour aujourd'hui. Dans le second billet, la semaine prochaine, je parlerai de mes conclusions plus spécifiquement quant à l'étude et la théorie de la littérature jeunesse.