Terrence Malick, 2013 (États-Unis)
Chacun repart de son côté avec sa part de lumière. La fin du film est belle et moins dure qu’il n’y paraît puisque chacun retrouve un équilibre. Dans la dernière scène, la prière du prêtre, qui l’espace du film n’a cessé de douter, ranime une force. Celle de poursuivre même séparé de cet amour idéalisé jadis à la Merveille (Ben Affleck). Celle de poursuivre libérée de tout amour et de tout désir, légère comme l’air, au moins dans ce dernier instant (Olga Kurylenko). Celle de poursuivre même séparé de Dieu toujours invoqué (Javier Bardem). A moins que la présence de ce dieu ne soit au contraire réaffirmée dans l’anaphore du père Quintana, Dieu en lui, Dieu partout et avec lui. D’où ce retour au Mont-Saint-Michel au péril de la mer. D’où cet espace bouclé sur le paysage d’un roc embourbé qui s’élève en flèche jusqu’à des cimes irradiant les hommes de leurs lumières.
On connaît sa façon de travailler. Terrence Malick accumule d’abord une masse de sons et d’images. Il sélectionne et taille dans toute cette matière (il est amusant de voir les réactions des acteurs qui ne savent pas ce qu’il restera d’eux quand ils découvrent le film). Puis Malick compose, tresse et magnifie. Sa manière repose sur les perceptions que valorise un montage complexe et léger. Un montage qui, malgré l’absence de scénario rédigé, ne rompt pas, comme on peut le lire, avec la linéarité du récit. Jamais Malick ne nous perd. Partant de la Merveille, une histoire d’amour se développe, s’interrompt et se disperse (le film est exactement à sa moitié lorsque Ben Affleck et Rachel McAdams se séparent). L’histoire reprend mais vole ensuite en éclat. Le dernier plan nous ramène face au Mont. Comme dans The tree of life (2011), des plans même très distants se font écho et nos interprétations sur d’éventuels aller-retour dans l’histoire peuvent différer, toutefois ces plans ou ces scènes en flash-back et flash-forward, quand on les identifie, restent suffisamment brefs pour ne pas troubler la continuité poursuivie. De même, toujours sur le principe d’une composition très découpée, morcelée à la manière d’un vitrail gothique dont il ne faudrait perdre de vue aucun détail, la bande son n’est jamais décorative, ni illustrative et joue parfois d’un certain décalage, ou qu’elle précède les images ou que les insaisissables mouvements de caméra aient pris de l’avance sur elle. Quoi qu’il en soit, chez Terrence Malick, ces accordements dissonants impressionnent et font sens.
Quand les acteurs sont filmés devant le Mont-Saint-Michel au péril de la mer, de la marée, des sables mouvants, le site entre ciel et terre donne à voir le paysage de leurs êtres et de leur union : Ben Affleck est plutôt rattaché au sol, une boue qui l’enlise ou des gravas qu’il monte d’un élan (il est géotechnicien), Olga Kurylenko, un aigle sur l’épaule et le regard perdu dans le grand horizon, entretient davantage d’affinités avec les airs, peut-être avec un vide qu’elle ne veut pas combler. L’un déjà contraint, l’autre au contraire, ce que l’on découvre progressivement, cherchant à se défaire des liens qui la retiennent et la privent d’une liberté qu’elle veut, pour en jouir, pleine et entière.
Dans The tree of life, les souvenirs d’enfance ramenaient Jack au Texas dans les années 1950-1960. Et même si quelques scènes avaient lieu de nos jours, Sean Penn au milieu d’un bouquet de gratte-ciel, le film était surtout culturellement ancré dans l’Amérique d’après-guerre. A la Merveille prend place aujourd’hui, dans une Amérique contemporaine. Ce n’est plus le Texas, mais l’Oklahoma. Malick demeure donc dans le Sud profond, celui des Grandes Plaines : les deux États sont traversés par le même méridien (le 100ème ouest qui partage les États-Unis en deux parties égales) et leurs paysages sont surtout définis (au moins à travers le film) par l’agriculture et l’exploitation des sous-sols. C’est aussi le Southern Gothic 1 auquel on rattache notamment les paysages inquiétants de la dernière séquence et surtout le bois mort depuis lequel paraît renaître une femme trop libre pour aimer. Par touches, par évocations, presque futiles, A la Merveille fait également état de certains aspects de ce bout d’Amérique aujourd’hui : lorsque le personnage d’Olga Kurylenko danse et file dans les rayonnages colorés d’un supermarché géant, quand on parcourt avec Ben Affleck les vastes chantiers de terrassement, lorsque le père Quintana visite les plus pauvres (visages et corps que l’on croit extraits des photos de Dorothea Lange ou de Walker Evans), ou encore depuis les quartiers résidentiels bourgeois ou miséreux… Au-dessus de ces images très actuelles et les traversant, Malick fait entendre en un chapelet d’hésitations et de fugitives intentions, les troubles de ses personnages quant à leur bien-être ou leur amour fragile. L’assurance et les convictions de l’Amérique des années 1950 se sont a priori évanouies. Place aux ombres. Et les hommes tâtonnent, ne sachant plus s’il est nécessaire de poursuivre ou non.
A la Merveille jette un pont entre l’Europe et l’Amérique, ne serait-ce que par ce couple franco-américain (et davantage encore puisque l’actrice a des origines ukrainiennes que trahit son accent). Je ne retiens toutefois que deux œuvres qui, dans le film, évoque pour moi le mieux l’Ancien et le Nouveau monde : au musée de Cluny, la tapisserie de La Dame à la licorne devant laquelle s’arrête Olga Kurylenko et Christina’s world d’Andrew Wyeth qui par sa date de création, 1948, nous ramène d’ailleurs à l’Amérique du père qu’interprète Brad Pitt dans The tree of life.
Même aperçu de façon furtive, Cluny participe à une évocation de l’Europe médiévale tout comme l’abbaye du Mont qui à partir de cette époque rayonna comme un haut lieu de pèlerinage. De même, parce qu’elle se compare elle-même à un monstre, on serait tenté de faire de l’amie italienne (Romina Mondello) un de ces nombreux démons perchés sur les cathédrales de l’Occident chrétien. Quand elle souffle à son amie (Olga Kurylenko) de reprendre sa liberté, elle se compare aussi à une sorcière comme si elle venait de donner un conseil répréhensible, condamnable par l’Église. Malick opposerait-il aux lumières gothiques la part de ténèbres de l’époque ? Laissons cela de côté pour nous concentrer sur La Dame à la licorne et sur un possible sens à lui donner. Ce que l’on voit de cette tenture du XVe siècle c’est d’une part la tapisserie de la Dame au miroir (reflétant la licorne) et d’autre part la sixième tapisserie sur laquelle figure l’inscription « A mon seul désir » 2 :
« L’iconographie savante oppose les plaisirs des sens illustrés sur les cinq autres tapisseries à l’ascèse de l’esprit. La dernière allégorie se rapporte au sixième sens dont parlent les philosophes et les théologiens de la Renaissance, celui de l’entendement, celui du cœur » 3
Si la tenture laisse moins de mystères que par le passé, les interprétations diffèrent toujours sur l’objet du désir. Est-ce le désir d’un amour courtois ? Ce désir est-il spirituel ? Peut-être celui d’un amour supérieur ? Malick attribue ce désir à Olga Kurylenko mais quel est-il d’après les pistes qu’il nous offre ? Au début du film, il est évident qu’il s’agit de l’amour porté à Ben Affleck. Plus tard l’évidence se perd. S’agit-il alors de sa volonté de ne pas renoncer à son libre arbitre, à sa totale liberté 4 ? C’est le sens que nous lui donnons.
La Dame à la licorne ne se rattache qu’à un seul personnage. La tempera d’Andrew Wyeth, au contraire, entre en correspondance avec tous 5. Bien que Christina’s world n’apparaisse pas dans le film, plusieurs plans y font fortement penser (en fait, certaines scènes des Moissons du ciel, réalisé en 1978, les collines de blé et la ferme en arrière-plan, rappelaient déjà la peinture de Wyeth). Ce sont les prairies aux bisons ou les hautes herbes dans lesquelles avancent, blonde ou brune, l’une et l’autre des compagnes de Ben Affleck. La steadicam est derrière et les suit de prêt 6. Les mouvements y sont certes plus vifs, plus sémillants que dans ceux suggérés par le peintre, pourtant A la merveille et Christina’s world entrent bien en connivence.
Christina’s world d’Andrew Wyeth, 1948, conservé au Moma à New York.
Sur le tableau, la femme au sol et de dos qu’un regard un peu rapide risque d’idéaliser peine en réalité à se mouvoir. Elle ne vient pas de s’allonger et de profiter du soleil, elle ne vient pas de tomber après un élan de joie. Elle n’est pas une jolie jeune femme. Anna Christina Olson qui inspire le peintre a plus de cinquante ans et souffre d’une paralysie des jambes. Sur le tableau, elle a des bras très maigres et des mains fortement crispées. Elle n’a qu’un regard, vers cette ferme dans l’angle supérieur droit, tout en haut du tableau, presque dans le ciel, inaccessible (on se demande même si ce n’est pas le ciel qu’elle veut atteindre à cause de cette grande échelle placée sur la façade de la maison qui conduit au toit et peut-être au-delà). La ferme, tout en haut de la colline, est inscrite dans un cercle dessiné par l’herbe qui a été coupée tout autour de ses dépendances. Christina en est exclue et la clôture de la maison en ferme davantage l’accès. Pourtant, il est évident qu’elle cherche à regagner ce monde auquel elle se sent encore appartenir. Toute la position de son corps accompagne son regard. Elle se tord et se crispe pour avancer. Cela paraît désespéré : elle lutte mais ne renonce pas. Les trois personnages de Malick vivent aussi dans la douleur, celui de ne pas connaître l’amour espéré, mais eux non plus ne renoncent pas. Ainsi, A la merveille n’offre pas qu’une correspondance visuelle avec Christina’s world mais en reprend la substance, son identité américaine, sa puissante aspiration à rejoindre un monde qui nous a exclu : l’idée d’une possible élévation.
A la merveille est une histoire d’amours et des différents états d’une relation amoureuse. Il rappelle en cela un autre chef-d’œuvre, à la fois plus urbain et plus près de la chair, plus sombre certainement, Eyes wild shut de Stanley Kubrick (1999). Mais alors que dans Eyes wild shut William et Alice demeuraient un couple, que dans The tree of life, Jack accédait finalement à la lumière recherchée, ici l’amour reste fuyant, échappe aux personnages. Mais cette lumière toujours les accompagne et nous ramène finalement au Mont, à l’idée d’une possible élévation.
1 Southern Gothic que tente de mieux cerner les Cahiers du cinéma dans un de leurs dossiers, n°684, décembre 2012.
2 On peut s’interroger sur cette association. Faire d’Olga Kurylenko une nouvelle Dame à la licorne offrirait en effet un beau contre-sens. Elle se défait de son amant et succombe au péché de la chair alors que, dans les images médiévales, la licorne est un symbole de chasteté ou même parfois une façon de représenter le Christ. Malick joue cependant avec les représentations : il montre l’animal fantastique à travers le miroir dans la tapisserie qui allégorise la vue (quoi de plus normal pour un cinéaste que de choisir la vue parmi les cinq sens ?), c’est aussi pourquoi l’actrice apparaît à travers l’image d’un caméscope dans le tout premier plan du film.
3 V. Huchard, « La Dame à la licorne » dans Le musée national du Moyen Âge, Thermes de Cluny, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 2003, p. 114-115.
4 Malick insère un plan de la statue de la Liberté dès les premières séquences, lorsque Ben Affleck, Olga Kurylenko et sa fille se baladent au Jardin du Luxembourg.
5 Christina’s world qui peut être considéré comme une peinture icône de l’Amérique apparaît dans le film de science-fiction Oblivion de Joseph Kosinski (2013) contemplé par Tom Cruise et… Olga Kurylenko.
6 Malick filme Olga Kurylenko comme il filmait Jessica Chastain dans The tree of life, ou Q’Orianka Kilcher dans Le nouveau monde (2005). Certaines images sont à l’identique (avançant dans les blés ou le visage de l’actrice à contre-jour derrière le rideau fin d’une fenêtre par exemple).