Un réel trop grand pour l’homme
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Juan José Saer - L'ancêtre [Le Tripode, 2014 - Traduction Laure Bataillon]
Article écrit pour La voie des Indés/Mediapart
Se lancer dans la lecture de L’Ancêtre, sixième roman de l’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005), ce serait un peu comme partir à l’assaut d’un manuscrit très ancien, dont les feuilles jaunies renfermeraient les traces toujours vivaces d’une sagesse lointaine des plus inattendues.
Nous voici donc, dévorant, page après page, quelque incunable à haute valeur historique ajoutée, un de ces documents capables, soudain, de nous offrir une vue imprenable sur une époque barbare et reculée. Par exemple, le XVIème siècle et la conquête, sanglante s’il en est, de l’eldorado américain par les sbires de la couronne espagnole. Ce texte, pourtant, nous le lirions en sachant pertinemment que tout y est faux, ou presque. Car sous le léger vernis du document, dans les replis de l’apparent parchemin, c’est bien de fiction qu’il s’agit. Une fiction qui, assumant fièrement sa nature artificielle, nous rappelle que l’importance du « vrai » (n’en déplaise aux mauvais coucheurs) s’avère des plus relatives. Il en est donc de L’Ancêtre comme de tous les grands romans : un espace où la fiction semble capable de transcender le réel jusqu’à lui faire revêtir les atours les plus inattendus.
Le roman de Saer, publié pour la première fois en Argentine en 1982, se propose donc comme un roman « historique » (les guillemets sont importants), à ceci près que l’auteur, qui n’avait que peu d’estime pour ce genre d’exercice, n’en fait qu’à sa tête : plutôt que de broder un passé vaguement crédible à coup d’érudition mal digérée et de personnages tout droit sortis du moule à clichés, il choisit, à partir d’un fait réel dont il ne garde que l’essentiel, de construire narrativement rien moins qu’un véritable mythe originel. Un mythe capable, à y être, de se dédoubler ; deux barils pour le prix d’un : L’Ancêtre ne se contente pas de proposer un mythe fondateur pour un pays, l’Argentine, voire pour tout un continent ; à sa façon, il se présente également comme la fondation mythologique de la poétique même du corpus saerien.
Le point de départ est donc un fait réel : en l’an de grâce 1516, le navire du capitaine Juan Diaz de Solis, battant pavillon espagnol, débarque pour la première fois sur les rives du Rio de la Plata, vaste estuaire sur les abords duquel, quelques siècles plus tard, deux pays seront fondés : l’Argentine d’un côté ; l’Uruguay de l’autre. A peine le capitaine et quelques-uns de ses hommes ont-ils mis le pied à terre qu’ils se font massacrer par une tribu d’indiens cannibales. Un seul en réchappe, le mousse Francisco del Puerto, 17 ans, qui, captif, vivra avec les indiens pendant dix ans avant d’être secouru par une nouvelle expédition. Viendra alors l’heure du retour au vieux continent et une réadaptation nécessairement difficile.
Partant de cette base - hautement romanesque il est vrai – sur laquelle viendront se tramer les grandes lignes de son roman, Juan José Saer invente un récit fascinant, écrit dans une langue à la virtuosité saisissante, qui met en scène une nouvelle fois (L’Ancêtre est loin d’être un coup d’essai, son premier livre publié remontant à 1960) les obsessions qui sous-tendent toute son œuvre.
Le narrateur de L’Ancêtre n’est autre que le mousse, qui, au soir de sa vie, couche par écrit l’expérience unique qui lui a été donnée de vivre ; expérience qui non seulement l’a marqué à jamais mais qui constitue probablement le centre même de son existence. L’unique évènement en fin de compte, autour duquel tout le reste gravite et qui donne sens à sa vie toute entière, si tant est que celle-ci en ait un, de sens (ce qui chez Saer est fortement sujet à caution). Nous parlons, bien entendu, des dix années passées chez les indiens colastinés ; ceux-là même qui, lors d’une orgie aux proportions dantesques et aux excès sadiens que le texte nous décrira par le menu, se sont permis de faire subir aux ex-camarades de notre mousse un tourment en trois étapes consistant d’abord à les découper en morceaux, ensuite à les faire cuire et finalement à les manger.
"...depuis l'accumulation du désir dans le matin ensoleillé et tranquille tandis que les corps dépecés rôtissaient sur les braises jusqu'à l’éventail de morts et d'estropiés deux ou trois jours plus tard et la reprise hésitante de la vie commune, en passant par le plaisir contradictoire de banquet, par la détermination suicidaire de l'ivresse et par le marais des accouplements multiples, étranges et obstinés, le retour de ces évènements, dans un ordre identique, était encore plus étonnant si l'on considérait qu'il ne semblait venir d'aucune préméditation, qu'aucune organisation planifiée ne les déterminait et que les jours mesurés, gris et sans joie de toute l'année menaient peu à peu les indiens, sans qu'eux-mêmes s'en rendissent compte, vers ce nœud ardent qui était leur seule fête et dont beaucoup se tiraient fort mal en point et à grand-peine, sans parler de de ceux qui y restaient englués à jamais. C'était comme s'ils dansaient sur un rythme qui les gouvernait, un rythme secret dont ils pressentaient l'existence mais qui était inabordable, incertain, absent et présent, réel mais indéterminé, comme la présence d'un dieu." (p. 94-95)
Sans jamais tomber dans l’exercice de style un peu vain, Saer propose au lecteur la recréation d’une voix invérifiable et pourtant crédible, qui ne sera pas sans évoquer les récits de voyages et autre « relation d’un séjour aux Indes » propres à l’époque. Ne jouant pas tant la carte de l’archaïsme un peu forcé que celle d’une langue au lyrisme exigeant, à la prosodie envoûtante – c’est à dire loin de tout ventriloquisme et en maintenant son style intact – Juan José Saer nous met dans la tête d’un homme qui, ayant vécu une expérience sans commune mesure, incommunicable, va tenter sa vie durant de la comprendre.
Il y aura donc, pour l’essentiel, trois périodes ou séquences dans le roman de l’Argentin : le voyage d’abord, suivi du débarquement et du séjour proprement dit chez les indiens ; ensuite, de retour en Espagne à peine âgé de vingt-cinq ans, les différentes étapes de la vie de quelqu’un qui, par la force des choses, ne saurait être qu’un paria. Il est d'abord accueilli chez les curés avant de faire fortune comme saltimbanque, interprétant dans toute l’Europe une version caricaturale de son périple, adaptée à la bêtise de son temps. A soixante ans passés, retiré de tout, le narrateur couche par écrit son interprétation – bien différente certainement de celle que tirerait la plupart de ses contemporains - du mode de vie des indiens et de leur conception du monde.
Partant d’une référence explicite à la tradition du roman d’aventure (le port, les marins, les prostituées, la grande traversée, etc.), L’Ancêtre propose un parcours qui, pour un livre d’à peine deux cent pages, s’avèrera des plus vastes et atteindra même les rives d’une méditation philosophique complexe. Cette dernière permet à l’auteur d’explorer une nouvelle fois certaines des obsessions fondamentales de toute son œuvre, leur offrant ici un éclairage nouveau, voire un ancrage mythologique grâce à la recréation minutieuse d’une cosmogonie des plus étranges, où il est moins question de divinités que d’un réel impossible à appréhender et avec lequel il faut pourtant, d’une manière ou d’une autre, composer. Et cette tribu, pour qui le mot être se dit « paraître », a une conception du monde très surprenante. Plus que de conception, sans doute faudrait-il parler d’une écrasante responsabilité, comme si l’existence même de cette incertitude absolue que l’on appelle le réel reposait sur leurs frêles épaules.
"Ils étaient, malgré leur fragilité, le soutien incertain des choses, pas plus durable, il est vrai, ni plus sûr que la flamme de la bougie au cœur de la tempête. Cette situation n'était pas le résultat d'une impression passagère mais la vérité principale du monde qui,comme une trace de torture, apposait sa marque sur leur langue et sur leurs os. Dans chaque geste qu'ils faisaient et dans chaque mots qu'ils prononçaient, c'était la persistance de toute chose qui était en jeu, et toute négligence ou toute erreur de leur part auraient suffi à la défaire" (p. 151)
Perdus au beau milieu de l’immensité (l’interminable pampa), à peine sortis si l’on peut dire de la glaise originelle, ils ne peuvent compter sur personne, si ce n’est eux-mêmes. D’où l’impossible discipline qu’ils s’imposent en permanence, tels des gardes suisses, jusqu’à ce que, ponctuel, une fois l’an, le vernis craque : vient alors le moment d’aller « faire ses courses » dans une tribu voisine et de revenir avec quelques cadavres qui constitueront la « bonne chair » d’une nouvelle orgie ; « bonne chair » qui s’avère parfois amère.
L’expérience que vit notre mousse s’avèrera riche d’enseignements. Pourtant, forcé malgré lui de vivre au sein d’une communauté qui ne saurait a priori représenter autre chose que l’altérité absolue, dont il ne comprend ni la langue ni les codes, sans la moindre perspective de pouvoir un jour rentrer chez lui, il faut bien reconnaître que cela commence plutôt mal. Or, curieusement, ces indiens sont loin d’être hostiles envers notre « héros », au contraire : leur hôte a droit à toutes les considérations, puisqu’il est le « def-ghi », c’est à dire celui à qui les indiens offrent la vie, comme compensation, peut-être, à ces autres vies qu’ils doivent sacrifier pour leurs orgies.
Sur ces prémices, le texte tisse une réflexion dense, centrée autour d’un thème récurrent chez Saer : celui d’un réel trop grand pour l’homme, et partant, de l’impossibilité de toute certitude. Si son œuvre n’a que peu à voir avec celle d’un Beckett, notre argentin partage néanmoins avec l’irlandais une très haute conscience de l’absurde et, par là, de la condition humaine dans toute sa splendeur. L’être humain qui, chez Beckett, rampe tel un Molloy décidé à se rendre coûte que coûte dans la chambre de sa mère, chez Saer, ne saurait qu’être condamné à patauger dans une fange dont, quoi qu’il fasse, il ne se défera qu’à peine, par le recours à de bien précaires artifices.
Piégés au milieu d’une complexité incompréhensible, dont ils leur semblent qu’elle pourrait un bon matin leur « tomber sur la tête », les indiens que nous dépeint L’Ancêtre font avec les moyens du bord. Ce ne sont ni des bons ni des mauvais sauvages ; notre mousse, au soir de sa vie, finira par les comprendre et sentir au fond de lui que s’il lui a été donné de vivre ne serait-ce qu’un peu, ce ne fut pas tant auprès de ses confrères espagnols, qu’auprès de ses indiens frêles et inquiets, tentant de maintenir sur pied à la force du poignet une réalité qui les dépasse et qui pourrait même se révéler pure illusion.
Publié en français pour la première fois en 1987 chez Flammarion dans une impeccable traduction de Laure Bataillon, ce chef d’œuvre était indisponible depuis des années, comme d’ailleurs la plus grande partie de l’œuvre de Juan José Saer. Une œuvre forte d’une dizaine de romans, de plusieurs recueils de nouvelles, d’essais et d’un important volume de poésie. Une œuvre, surtout, d’une cohérence stupéfiante et qui a su faire d’une même zone périphérique parcourue sans relâche texte après texte – la ville Argentine de Santa Fe et ses alentours – un nouvel espace incontournable sur la carte de la fiction mondiale. Un espace qui est déjà celui où se déroule L’Ancêtre qui, dès lors, devient le récit de sa fondation.
Louées soient donc (n’ayons pas peur des mots) les éditions Le Tripode de remettre enfin en circulation ce texte exceptionnel, et ce dans une édition des plus élégantes. Ce n’est d’ailleurs que la première pierre d’une tentative (qui, espérons-le, s’avèrera fructueuse) d’imposer enfin au lecteur français un des écrivains les plus importants de la littérature hispanophone du vingtième siècle et qui dans son pays fait aujourd’hui figure de classique, puisque déjà s’annonce pour 2015 la réédition d’une autre pierre angulaire de son œuvre, le formidable L’anniversaire.