Nous reproduisons ici l’excellent article d’Olivier Pallaruelo pour Allociné, à l’occasion des 20 ans du film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler
Précédé d’un accueil critique et public extrêmement flatteur du côté des États-Unis, d’autant qu’il est un des favoris dans la course aux Oscars qui doivent être décernés fin mars 1994, le film La Liste de Schindler sort sur les écrans français au début du même mois, et se retrouve au cœur d’une vive polémique largement alimentée et commentée dans la presse, parfois de manière très violente.
Voici pourquoi.
« Émotionnellement, je ne suis pas prêt à faire ce film”
1982. Steven Spielberg triomphe au Box Office avec E.T. Cette année-là, il découvre un ouvrage d’un auteur australien, Thomas Keneally : La Liste de Schindler, traduit en France en 1984. L’histoire d’Oskar Schindler, industriel nazi convaincu, qui sauvera finalement de la déportation quelques 1300 juifs en engloutissant sa fortune. Une histoire qui le bouleverse et qu’il souhaite adapter au cinéma; mais « ne se sentant pas prêt émotionnellement » -comme il le dira lui-même-, il cherche à confier le projet à quelqu’un d’autre.
D’abord Roman Polanski, qui refuse : cette histoire est trop proche de la sienne, lui qui a réchappé enfant du terrible ghetto de Cracovie, tandis que sa famille fut exterminée à Auschwitz. Spielberg sollicite alors Martin Scorsese, intéressé dans un premier temps, avant de décliner l’offre : « ce film doit être réalisé par une personne de confession juive », lui dit-il. Il songe aussi à confier la réalisation à Billy Wilder, qui réaliserait là son dernier film; mais se ravise. Finalement, c’est lui et lui seul qui mettra en scène l’histoire.
Les Executives du studio Universal, eux, sont loin d’être motivés; sinon inquiets. Un film en noir et blanc de plus de 3h sur un tel sujet ? Allons donc. « C’est de l’argent jeté par les fenêtres ! » dira même l’un d’eux; et d’ajouter : « vous ne préféreriez pas faire une donation ou quelque chose du genre ? » Spielberg n’en démord pas. Il obtient finalement le feu vert de la Major, à une condition : qu’il tourne d’abord Jurassic Park; ça permettra de limiter la casse, au cas où…L’enveloppe du film n’excède pas les 25 millions de dollars, tandis que Spielberg renonce même à tout salaire sur ce film; pas question de faire une oeuvre avec « l’argent du sang » comme il le dira lui-même.
Un film sur l’Holocauste par le réalisateur de « E.T. » ? Impossible.
Quand Spielberg annonce officiellement qu’il va réaliser un film sur l’Holocauste, un grand nombre de gens réagissent avec indignation. Tel le Congrès Juif Mondial, qui lui interdit carrément de tourner à Auschwitz. C’est qu’au début des années 90, l’image de Spielberg est alors trop marquée par les Blockbusters qu’il enchaîne depuis plusieurs années. Un film sur l’Holocauste par le réalisateur d’E.T. et d’Indiana Jones ? Impossible de le prendre au sérieux.
« S’il est impossible de raconter l’Holocauste, c’eût été un péché de ne pas essayer » dit Spielberg au moment de la sortie du film sur les écrans américains en décembre 1993. « 23% des lycéens américains n’ont jamais entendu parler de l’Holocauste », ajoute-t-il. Contre toute attente, compte tenu du sujet du film, et sa durée (3h15 quand même), La Liste de Schindler fait l’objet d’un vrai consensus aux États-Unis. Il reçoit même un soutien politique de poids en la personne du président des États-Unis, Bill Clinton, qui souhaite que le film soit diffusé dans les écoles américaines. Le film fait aussi figure de grand favori dans la course aux Oscars dont la cérémonie doit se tenir fin mars 1994, avec pas moins de 12 nominations.
Un accueil critique contrasté en France…
En France, la liste de Schindler sort au tout début du mois de mars 1994. Le contexte politique et culturel est crucial pour bien comprendre les choses. À cette époque, la France est alors en pleines négociations marathon d’un Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce avec les États-Unis, autrement baptisé GATT. Des négociations très tendues. L’industrie culturelle française craint alors le monstre hollywoodien, machine dominatrice et broyeuse de « l’exception culturelle » revendiquée et défendit bec et ongle par la France.
S’ajoute aussi à cela une surcouche géopolitique qui, bien que ce ne soit absolument pas le sujet même du film de Spielberg, planera comme une ombre sur les débats autour de la Liste de Schindler : la guerre civile en Ex-Yougoslavie, à feu et à sang, alors même que l’on voit ressurgir avec horreur les nettoyages ethniques contre les populations civiles.
Dans un premier temps, dès sa sortie, la Presse française salue le film de Spielberg comme un événement. « Ne jamais oublier Auschwitz. Événement : le nouveau film de Spielberg » titre en couverture l’hebdomadaire Le Point. Le Nouvel Observateur fait presque la même couverture, tandis que le quotidien Libération titre en Une : « la Shoah de Spielberg« .
Le film traite de la survie là où il devrait pourtant parler de la mort ! » écrit Claude Lanzmann. « Mais le peuple juif, la culture juive ont survécu à Hitler ! » lui rétorque Spielberg…
Sur le plan cinématographique, plusieurs oeuvres majeures ont contribué de façon décisive à façonner la Mémoire de l’extermination, non seulement en France, mais encore à l’étranger. C’est le cas de l’extraordinaire et bouleversant Nuit et brouillard d’Alain Resnais en 1955, et bien sûr le film-fleuve Shoah de Claude Lanzmann en 1985. Une oeuvre tellement importante qu’elle fonctionne d’ailleurs comme une référence absolue sur le sujet. En 1994, La Liste de Schindler provoque ou réactive un débat sur la représentation de l’Holocauste à l’écran, mais aussi sur la Mémoire collective, la notion de témoignage, la pédagogie à l’égard des jeunes générations.
L’analyse dévastatrice du réalisateur de Shoah
Dans un papier signé Claude Lanzmann et paru dans le journal Le Monde le 3 mars 1994, l’auteur de Shoah écrit : « Spielberg ne peut pas raconter l’histoire de Schindler sans dire aussi ce qu’a été l’Holocauste. Et comment peut-il dire ce qu’a été l’Holocauste en racontant l’histoire d’un Allemand qui a sauvé 1300 juifs, alors que la majorité écrasante des juifs n’a pas pu être sauvée ? » Pour Lanzmann, toute fiction sur l’Holocauste est transgression ou trivialisation.
Sur ces bases, il place ainsi son film Shoah en position de référence.
Je pensais avec humilité et orgueil qu’il y avait un avant et un après [Shoah], et je pensais qu’après Shoah il y avait un certain nombre de choses qui ne pouvaient plus être faites sur le sujet. Or, Spielberg l’a fait. En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils « trivialisent », abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste.
La liste de Schindler est alors présenté comme le symétrique inversé de Shoah. Cette oeuvre a pour ambition de raconter un destin collectif; le film de Spielberg une histoire atypique et singulière. Uniquement constitué de témoignages (bourreaux et victimes), Shoah n’offre pas l’occasion de pleurer, alors que La Liste de Schindler est un mélodrame cathartique. L’un est un film sur la mort, l’autre sur la survie, etc.
En plus de ce tir de barrage, Lanzmann estime que l’oeuvre de Spielberg comporte des « séquences ambigües » et même « dangereuses », parce qu’introduites « sans nuances ». Il évoque ainsi le rôle de la police juive dans le ghetto de Cracovie, les négociations entre Schindler et le Judenrat (Conseil Juif nommé par les Allemands), ou encore la séquence finale en Israël, qui accréditerait l’idée qu’Israël serait la rédemption de l’Holocauste : « ces 6 millions de juifs ne sont pas morts pour qu’Israël existe » conclue-t-il lapidairement.
Les critiques en ordre de bataille
Parmi les critiques -violentes- qui emboîtent le pas de Lanzmann sur les « séquences ambigües et dangereuses » figure notamment celle de Gérard Lefort, dans Libération. Il pointe du doigt la fameuse scène de l’entrée des femmes, nues, dans la chambre à gaz. « Caméra à l’épaule, on les suit, au corps à corps, on y entre avec elles. Et c’est une épouvante car, spectateur malgré tout, on a sur ces femmes une longueur historique d’avance, un avantage effroyable : on sait très bien ce qu’elles ignorent, on sait que part les pommeaux de ces douches, c’était le gaz Zyklon B qui coulait. Et puis non : c’est bel et bien de l’eau qui jaillit et asperge les corps nus des femmes…Comment ne pas lui en vouloir d’avoir ainsi joué avec l’injouable, d’avoir osé le suspense sur un sujet pareil ? »
Les réactions de soutiens à Spielberg ne tardent pas; comme cet article écrit par Alain Minc et Anne Sinclair, paru dans Le Nouvel Observateur le 10 mars, où les deux intéressés reprochent à Lanzmann son refus du « principe d’efficacité ». Dans la revue Positif, Marcel Ophuls, le réalisateur de l’immense Chagrin et la Pitié, est nettement moins timoré dans ses propos : « cette façon pudibonde, élitiste et tristement rive-gaucharde de vouloir interdire l’Holocauste au cinéma de fiction pour l’éternité me semble suspecte, entachée de provincialisme littéraire ». Même Jean-Luc Godard y va de sa petite musique : « savoir ne suffit pas. Il vaut mieux voir. Pourquoi les hommes préfèrent-ils toujours dire « jamais plus » plutôt que de montrer ? Le cinéma, c’est croire à l’incroyable ».
La nécessité de trancher le débat
La polémique qui enfle ne peut en rester là; il faut un juge de paix pour trancher, du moins tenter de dépassionner le débat. Ce sera Raul Hilberg. Historien et politologue juif autrichien et naturalisé américain (décédé en 2007), Hilberg est une sommité dans son domaine, mondialement reconnu : spécialiste de la Shoah et ayant notamment travaillé avec Lanzmann sur son film du même nom, il est le premier à avoir reconstitué dans une colossale synthèse le processus d’ensemble du génocide perpétré à l’encontre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, dans tous ses aspects politiques, économiques, techniques, administratifs et humains.
Hilberg ne tranche finalement…ni au profit de l’un ou de l’autre. S’il pense que le travail de l’historien est plus efficace pour combattre le révisionnisme et le négationnisme, il reconnait que les fictions romanesques ou filmiques « constituent de loin les outils les plus puissants ». Et d’ajouter : « Spielberg est peut-être l’antithèse de Lanzmann, mais il a recherché des vérités fondamentales et il a essayé de les décrire ». Hilberg ne récuse donc pas l’aspect émotionnel de La Liste de Schindler, et sur un plan factuel, il ne relève pas d’erreur flagrante.
Epilogue…
Couronné par sept Oscars dont ceux de Meilleur film et Meilleur réalisateur, La Liste de Schindler rapportera plus de 320 millions de dollars au Box Office mondial. C’est à l’étranger que le film rapportera le plus, avec plus de 225 millions de $ de recettes. Et en France ? Le film est en 16e position en terme d’entrées pour Spielberg, entre Rencontres du 3ème type et juste avant La Couleur pourpre, soit près de 2,7 millions d’entrées. Vu la nature exigeante du sujet, c’est un résultat bien plus qu’honorable.
La caravane de la polémique est désormais passée depuis longtemps…Mais La Liste de Schindler, elle, est encore là, intacte, 20 ans après. Et pour longtemps encore. C’est la marque intemporelle des chefs-d’œuvre.