Pierre Michon, Le roi vient quand il veut,
Albin Michel, 2007.
PIERRE MICHON, LE ROI ACHAB
Titre énigmatique et envoûtant, Le roi vient quand il veut m’a longtemps tenue immobile, en arrêt au bord des rives du livre. J’ai longtemps différé le moment d’accoster le texte, attendant pour le faire que se manifeste le désir d’immersion nécessaire à pareille entreprise.
L’urgence d’entrer dans le royaume de Pierre Michon s’est enfin manifestée. Je me suis attelée d’un seul tenant à sa découverte et l’ai visité d’un seul trait. Ces Propos sur la littérature (sous-titre de l’ouvrage) m’ont laissée éblouie. Réconciliée pour un temps avec la matière littéraire et avec le monde de l’écriture. Le monde de l’écrivain Pierre Michon ! Le roi !
Composé d’une sélection d’entretiens donnés par l’auteur des Vies Minuscules depuis 1984, Le roi vient quand il veut se compose de 30 chapitres aux titres prometteurs. On y croise des noms d’auteurs : Rimbaud et Balzac, Giono et Gracq ; des titres d’œuvres : Moby-Dick et La Grande Beune ; des questionnements aux résonances bibliques: « Qu’as-tu fait de tes talents » ? Ou ordinaires : « Mais qu’est-ce qu’on va devenir » ? Le nom de Mégara annonce Salammbô et la présence de la Bible est explicitement exprimée, chapitre 26 : « La Bible est mon pays ». D’autres titres évoquent la langue : « Je me parle en patois »/« La chair est la proie de la langue ». D’autres ont un sens au premier abord moins explicite et suscitent du moins la recherche et/ou l’interrogation : « La vache et l’archer »/« Pirate au long cours », « Si Zhongwen joue du luth » ou encore « Un jeu de vessies et de lanternes ». La question de l’écriture sera sans doute abordée aussi : « Je ne suis pas ce que j’écris », de même celle du l’avenir du livre : « En attendant l’autodafé ». Parmi tous ces titres celui, énigmatique entre tous, qui donne son titre à l’ouvrage tout entier : « Le roi vient quand il veut ».
Chapitre essentiel du recueil d’entretiens, « Le roi vient quand il veut » (chapitre 6) livre des clés de lecture sur le travail de Pierre Michon, un travail en rapport étroit avec la peinture et en particulier avec le portrait. Pierre Michon considère l’art du portrait — « de la fin de la Guerre de cent ans à Picasso » — comme « la forme la plus achevée, la plus fragile, la plus émouvante du grand art d’Occident. « Art d’apparition », le portrait est pour l’auteur des Vies minuscules un « inducteur de connaissance, vérité révélée ». De ce « dialogue infini avec le sensible » prennent forme la connaissance des autres et la connaissance de soi. Car derrière les portraits se cache l’autoportrait, qui s’incarne successivement dans les différents personnages représentés sur la toile : « Je suis le sujet du portrait, le comte, c’est-à-dire dans mes textes le personnage de Watteau par exemple, ou Van Gogh. Je suis celui qui peint, et aussi celui qui raconte, le témoin, l’humble narrateur, le curé Carreau ou le facteur Roulin ; et je suis enfin une troisième voix qui apparaît ça et là dans mes textes, qui est moi sans doute, l’écrivain, le gratte-papier qui est mangé par l’ombre, tout au fond du tableau. J’aimerais bien qu’il y ait en plus le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être tout simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut » (p. 67).
Et quand le roi vient pour l’écrivain, le « baromètre intérieur » de Pierre Michon le lui indique. Cela « marche ». Et cela marche lorsque les gens croisés dans la vie ordinaire semblent sortir tout droit de la « main d’un peintre ». Pour conduire à celle de l’écrivain Pierre Michon, hagiographe des vies invisibles, ces vies minuscules qui passent sans laisser de trace, sans que nul ne s’inquiète de leur présence au monde et encore moins de leur disparition. Cela marche « quand je suis ivre de mon sujet, quand je m’éprends de lui », déclare aussi Pierre Michon.
Aux origines de l’écriture, les grandes émotions de l’école primaire, la magie des grands textes incantatoires. Le « Booz endormi » de La Légende des siècles, ou la Salammbô de Gustave Flaubert: « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». C’est là, sans doute, dans le phrasé énigmatique des maîtres que s’est forgée chez Pierre Michon l’idée de la littérature comme « lieu d’exposition extrême à ce qui échappe aux hommes » et qui revient à Dieu. Ou à ce « qui en tient lieu ». « Forme déchue de la prière », la littérature est de l’ordre du sacré. « Dans la liturgie du texte », le langage religieux joue le rôle de « paliers, de piliers absolument imparables ». « Ce sont des relances, des coups de tambour », indispensables à la prose de Pierre Michon, « un peu comme le bumper dans un flipper ».
Tout aussi importante et décisive, l’absence du père, sans laquelle, sans doute, la venue à l’écriture n’aurait pas eu lieu. Absence transcendée par la peinture, cet art sublime de « l’incarnation » ; et par la littérature. Ainsi, Vies minuscules était un essai pour donner corps au père absent. Aux origines de l’écriture enfin, la nécessité de vivre. Compenser en écrivant « l’incapacité à entrer dans la vie civile » et à travailler, compenser l’aphasie sociale par l’appétit hallucinatoire de l’écrivain. Un écrivain passionné par la « verticalité » biblique et par sa dramaturgie à deux voix (Yahvé et son peuple) aussi bien que par la période de Proust, de Faulkner ou de Flaubert. Faulkner, qui offre à Pierre Michon son portrait de l’écrivain dans la « Vie d’André Dufourneau » :
« Allons, c’est bien à un écrivain qu’il ressemble : il existe un portrait du jeune Faulkner, qui comme lui était petit, où je reconnais cet air hautain à la fois et ensommeillé, l’œil pesant mais d’une gravité fulgurante et noire, et, sous une moustache d’encre qui jadis déroba la crudité de la lèvre vivante comme le fracas tu sous la parole dite, la même bouche amère et qui préfère sourire » (Vies minuscules, p. 23). Faulkner que l’on retrouve dans « La prose de Moby Dick », et dont Pierre Michon affirme qu’il lui a donné « la permission d’entrer dans la langue à coups de hache, la détermination énonciative, la grande voix invincible qui se met en marche dans un petit homme incertain. »
Lire et relire Le roi vient quand il veut, c’est être de plain-pied avec la « vraie vie ». La « vraie vie » pour Pierre Michon, c’est la littérature. Et la littérature est dans le « secret de Melville ». Ce secret dont parle Maurice Blanchot, pour lequel les lecteurs sont comme l’équipage du Péquod vis-à-vis d’Achab. Reprenant la métaphore de Blanchot, Pierre Michon écrit : « L’homme qui écrit est, par rapport à l’écrivain qui est en lui, comme l’équipage du Péquod en face d’Achab. L’équipage assume tout le grotesque, le babil, le charabia, les lieux communs piétistes (on dirait aujourd’hui "la subversion"), la sacristie et la main-d’œuvre, la couverture médiatique ; Achab c’est le sublime : la sortie du lieu commun, du communautaire, du bien-pensant, des ligues de vertu piétistes et subversives. Achab est intolérable, il est la littérature. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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