La terre lit le ciel comme le ciel réfléchit la terre ; un ciel lié à la terre de même qu’une lecture poursuit l’écriture. Ainsi une écriture prolonge et détermine toute lecture. Yves di Manno cerne cet entre-deux, espace tendu et toujours en mouvement par lequel il invente une lecture continue qui est création d’un réel non réaliste : réel d’une écriture nourrie par une tradition élue et revendiquée, pensée et dépensée (Breton, Apollinaire, Pound, Borges, Pessoa, Kafka, Pavese). Une tradition qui porte et déporte, et conduit à des paysages lettrés qu’aucun voyage exclusivement spatial ne pourrait découvrir : la Belgique constitue ainsi, et notamment « Liège en hiver », un « nouveau monde » qui exige une traversée toute intérieure de l’océan atlantique. Un élan, donc, rend progressivement possible le « je » tourné vers des mondes interprétés (Grenoble, « l’Argentine intérieure », « l’Autriche extérieure », la traversée du Luxembourg, une Asie composant décomposant les signes), « je » interprétant leurs rythmes et leurs nuances : sentiments, visions-paysages qui entremêlent voix du sujet et voies révélées par la matière verbale spécifiquement modelée. Cet élan et cette rigueur ont pour nom écriture. Elle personnalise tout en préservant l’anonyme. Son courant hante la parole de l’écrivain qui, à partir du corps et cependant bien au-delà de son enveloppe, décrit la vie telle qu’elle s’invente, traverse les choses et les êtres, les imagine et les accompagne.
Toute lecture a une histoire, toute écriture est une histoire. Aussi ce recueil réunit-il des proses autobiographiques, des lettres horizontales et des poèmes verticaux qui tressent le roman d’une langue, celle qui permet à Yves di Manno de souligner sans ostentation aucune que le mot « terre » est plus aérien que ce « ciel » dont il ne s’agit pourtant pas de se détourner. Réécrire le ciel à partir de la terre, réinscrire la terre au ciel : l’esprit poétique est « tendu dans une forme d’inquiétude vers une scène absente, aux ombres matérielles ». Cette scène éloignée quoique perceptible, pas moins de quatre poèmes inauguraux (1978, 1983, 1986, 1993) tentent de la circonscrire, eux qui disent la profondeur à partir de la surface, le volume depuis le plat, et les précipités invisibles offerts par le visible : « j’ai vu/(dit-elle)/le cimeterre ». Cycle du change et du repos, continuation de la prose par le poème, dispersion d’une langue dans les tribus perdues, conversion d’une langue à ce monde-ci. « les mots nous appartiennent » : ce don effrayant et bouleversant excède la terre comme le ciel. L’encre est alors ce fil, « savoir de la main » qui noue l’espace au temps, entrouvrant la prose aux excès mesurés du poème, champ dégagé autant que chant ouvert.
Signalons qu’Yves di Manno réédite justement ses Champs un livre-de-poèmes, soit dix ans de poèmes, chez Flammarion.
[Anne Malaprade]
Yves di Manno, Terre ni ciel, Corti, 2014, 286 p., 21 euros.