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« Habent sua fata libelli », « les livres ont leur destin » : ainsi Walter Benjamin parapha du sceau de la durée les vies innombrables que les livres déploient entre le silence empoussiéré des bibliothèques et les bacs râpeux des bouquinistes. Chaque redécouverte est un fragment astral de l'histoire humaine arraché à l'oubli qui à la fois préserve et dévore ; et toute métamorphose du paysage de la pensée accomplie par la réémergence de ce que plus personne n'attendait, chante à chaque fois comme un petit miracle au-dessus des eaux perpétuellement troubles et houleuses de l'humanité. Jamais de telles réunions ne sont aussi émouvantes que lorsqu'elles unissent deux noms admirables autour d'un volume fragile : le lecteur, dégageant la pépite de cette constellation de la gangue d'un volume de correspondance ou de souvenirs, en retire toujours l'impression d'en être a posteriori le spectateur privilégié, le témoin de ce dévoilement impromptu dont plus personne n'attendait l'occurrence sur la scène intellectuelle.
Ainsi, dans Les Années anglaises d'Elias Canetti, la page où ce dernier raconte qu'un jour il offrit à Gershom Scholem un exemplaire rarissime, datant du XVIIe siècle, du témoignage majeur sur le Sabbataï Tsevi, le « messie mystique ». Geste d'une générosité totale de la part d'un homme en exil, pour qui les livres étaient comme le tissu même de la réalité, envers un autre intellectuel qui ne se doutait pas de ce qui venait d'être déposé entre ses mains. Soixante plus tard, nous connaissons la monumentale monographie de Scholem sur le Sabbataï Tsevi, et nous songeons avec émotion à la conjonction qui lui a donné naissance à la plus intime et la plus indécise des occasions. Elle reproduit, à sa manière, la découverte par Canetti, dans l'atelier d'Anna Mahler (la fille du compositeur), des Mémoires d'un névropathe du Président Schreber, qui dans Masse et puissance allaient connaître enfin une analyse plus digne de leur délire que les cataplasmes sexuels du docteur Freud. Mais de tels épisodes signifient plus que cela : ils rapellent à notre époque, si débordée par sa production massive de savoirs en tous genres, que la construction d'une culture n'est pas seulement basée sur une profusion, mais aussi paradoxalement sur une rareté fascinante, ainsi qu'une persistance tenace à travers tout ce qui dans l'histoire conspire à accomplir l'oubli. Chaque livre qui retrouve le chemin de l'exploration nécessite avant toute chose qu'il y ait, au-delà de sa propre persistance, une continuité des regards qui puissent reconnaître à l'instant critique leur valeur culturelle et les replacer dans la constellation où ils manquaient. En dépit des promesses scintillantes offertes par les bibliothèques électroniques, la grande apocatastase du savoir n'est qu'un leurre de la totalité séduisante : les reconnaissances actives de ce qui reste dissimulé au regard profane dans la multiplication des ouvrages demeure toujours aussi essentielle, pas seulement pour établir d'indispensables discriminations, mais aussi et surtout pour que ce que la mode, le flux, le bruit, ont transformé en un détail négligeable, puisse se voir accorder la seconde chance que le secret de sa pensée appelle de ses vœux. Là où tout serait scanné, numérisé, l'œil aurait toujours comme récompense le plaisir de la lecture ; mais l'histoire même de cette lecture ne serait plus qu'un grand plan circulaire et aplati, où toutes les étagères de notre monde auraient été concentrées en un seul point fixe d'une densité affolante, à l'image de ce point originel de la matière qui, paraît-il, précéda le big-bang et notre univers. Celui qui tient au livre comme objet, comme réceptable matériel de la pensée, ne doit pas être réduit à un réfractaire qui se raccrocherait à des superstitions culturelles : il est aussi l'homme convaincu qu'il est des histoires de la pensée qui réclament de pouvoir survivre aux tentations futures de la réécriture, voire de l'effacement pur et simple – et que, dans ce vrai-faux combat entre le papier et l'écran, il n'est pas si sûr que le livre soit devenu un objet aussi obsolète qu'une certaine doxa progressiste voudrait nous le faire croire.
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Co-fondateur du Fric-Frac Club Pierre Pigot est historien de l'art, écrivain et critique. Il est l'auteur de L'assassinat de Mickey Mouse et d'Apocalypse Manga parus aux PUF.