Si le peuple français semble s’assoupir, il n’en va pas de même pour sa Justice. Toujours sur la brèche, jamais à l’arrêt, l’innovation la dirige vers des sommets toujours plus haut et plus pointus : dernièrement, alors qu’on croyait la mode à la réduction drastique de toutes les responsabilités, la Justice a choisi d’en augmenter audacieusement la portée.
Le mouvement général est intéressant. Alors que certains, mauvaises langues forcément, n’arrêtent pas de maudire une justice française bien trop laxiste, dont les peines fermes d’incarcération ne sont pas suivies d’effets pour une bonne centaine de milliers de cas, le tribunal correctionnel de Montpellier a choisi une voie résolument opposée à ce laxisme réel ou supposé, en condamnant un certain Moustapha Bouchane pour « homicide par imprudence ».
En effet, dans la nuit du 22 décembre 2012, Lhoussain Oulkouch, qui est un ami du précédent, avait fauché et tué une étudiante, Charlotte Landais, et avait été condamné en janvier dernier à six ans de prison pour homicide involontaire (aggravé par une kyrielle de faits comme l’alcool, la conduite sans permis, les stupéfiants, la vitesse et, je suppose très fort mais je ne dois pas me tromper, Q.I. notoirement plus faible que la moyenne). Jusque là, on se dit, à la limite, que les six ans fermes sont une bien petite peine pour un tel drame, irréversible. Mais soit, la Justice est passée.
Là où l’affaire se corse, c’est lorsqu’on apprend que Bouchane, probablement un peu moins élimé, avait décidé de prendre le volant de la voiture d’Oulkouch, en voyant que ce dernier était incapable de conduire. Las. Une fois chez lui, Mustapha commet l’irréparable et, au lieu de séquestrer son ami, de siphonner sa voiture, ou de cacher les clefs hors de la portée de son ami pinté, lui rend ses clés de voiture. À la suite de quoi, abruti par l’alcool, l’outre alcoolisée s’emplafonnera avec l’étudiante.
Ni une, ni deux, la famille de la victime utilise alors le procédé de citation directe, qui leur permet de traîner Bouchane en justice, en utilisant pour cela l’article 121.3 du code pénal, qui dit en substance ceci :
Dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.
Une question vient à l’esprit : le barman qui a fourni l’alcool au futur tueur sera-t-il placé derrière les barreaux pour les verres de trop qu’il a versés ? Après tout, il devait bien se rendre compte de l’état d’ébriété de plus en plus avancé de nos deux compères, et il a pourtant continué à verser ses liquides délétères dans leurs verres ! Ce n’est pas hypothétique puisque une citation directe a été aussi émise contre la discothèque. De fait, les juges vont devoir se pencher sur la délicate question de la responsabilité et tout indique que son champ est de plus en plus vaste.
La question devient naturellement celle de l’extension de cette responsabilité. L’Homme étant imparfait par nature, nous sommes tous, à l’aune d’une vision toujours plus englobante, responsables par action ou par omission, de l’une ou l’autre catastrophe irrémédiable qui peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment. Si, bien sûr, on peut se réjouir que, pour une fois, les victimes soient mise clairement au centre de la procédure judiciaire, on peut cependant se poser quelques questions sur les aspects bêtement pratiques que les décisions judiciaires vont entraîner mécaniquement.
En effet, alors que les prisons françaises croulent déjà sous les détenus, et alors que plus de 100.000 peines attendent d’être exécutées effectivement, si, de surcroît, l’écrasante majorité des peines de prison fermes de moins de deux ans ne sont pas exécutées du tout, on peut se demander exactement à quoi rime une condamnation dans ce cadre. La Justice étend la responsabilité, condamne plus d’individus, mais le reste des événements se place gentiment dans le champ de la plaisanterie légale ou de la paperasserie administrative. C’est grotesque.
Et ce grotesque promet de croître bien plus encore puisque cette décision, qui fera jurisprudence si elle n’est pas infirmée en appel, servira de base pour une multitude de cas similaires, et, par extension, pour impliquer une proportion toujours croissante de personnes indirectement liées à des dommages divers et variés. C’est génial : alors que le système judiciaire français croule sous les dossiers, cette affaire offre un nouveau boulevard large et direct à un tsunamis de contentieux ; la judiciarisation de la société française continue donc de plus belle, au point que les Américains ne seront bientôt plus caricaturaux mais simplement vus comme en avance sur nous. Comme le fait fort judicieusement remarquer Cédric Parren dans son ouvrage, Le Silence de la Loi, la patrie des Droits de l’Homme se mue lentement mais sûrement en patrie des Hommes du Droit.
Or, et c’est là le nœud du problème, ce basculement vers une issue judiciaire à tout et n’importe quoi, justifié ou non, ne peut pas profiter à long terme aux victimes d’une part et à la société en général d’autre part. Pour les victimes, l’engorgement des tribunaux, déjà critique, va rendre le moindre traitement des dossiers extrêmement lent, renvoyant aux calendes grecques des procès qui ne pourraient souffrir de délai (sans compter qu’un prévenu ne peut être conservé indéfiniment en prison sans procès, ce qui ouvrira là encore la voie à d’autres litiges). Par extension, la société en pâtira à plus d’un titre. Que vaut-il mieux en effet ? S’assurer du traitement rapide et correct des coupables directs ou essayer à tout prix de trouver tous les coupables, directs et indirects, au risque évident de ne plus avoir le temps de juger correctement les premiers ?
Enfin, on ne peut s’empêcher de voir dans ces démarches non plus un désir de justice, mais bien de vengeance tous azimuts, qui répond au moins en partie au dogme devenu absurde d’une sécurité routière en airain, alpha et oméga de tout déplacement sur les routes de France, et excuse facile pour tabasser la catégorie des contribuables munis de roues.
Alors que la Justice française montre tous les jours ses limitations néfastes, cette décision de justice va-t-elle vraiment dans le bon sens ?
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