de Steve McQueen.
Sorti le 22 janvier 2014.
Chiwetel Ejiofor incarne Solomon Northup, dans cette adaptation du roman autobiographique du même Solomon Northup, 12 Years a Slave. Dans ce livre, il raconte son histoire, celle d’un homme libre, noir vivant à New York, enlevé en 1841 pour être vendu comme esclave à la Nouvelle-Orléans. Il vivra 12 années comme esclave, avant d’être libéré. Le film nous montre la vie qu’il a endurée, enchaîné, violenté, travaillant sans relâche malgré les coups de fouets qui le laissent le dos ensanglanté. Ce qui frappe dans son histoire, c’est sa solitude, la perversion de ses maîtres et les conditions de vie inhumaines qui poussent les êtres vers la survie. Chaque esclave devient indifférent au sort des autres : si tu veux survivre, protège-toi, tais-toi, ne te fais pas remarquer, même si ton ami est fouetté à mort. Ejifor livre une performance puissante de réalisme et d’humanité. La soudaineté de l’enlèvement projette le personnage dans une horreur indescriptible, et l’acteur rend parfaitement compte de l’effarement, de la souffrance puis du lent renoncement à la liberté de Solomon.
Les différents « maîtres » sont interprétés par trois des plus grands acteurs actuels. Paul Dano incarne le chef charpentier Tibeats, dont la violence éclate à tout moment. Tout en chantant des chansons assassines envers les esclaves, ils les ridiculise, les fouette, donne des ordres contradictoires. L’acteur est constamment inquiétant, donne force et rage à ce personnage qui illustre toute la perversité de cette pseudo hiérarchie entre homme blanc et homme noir, qui a pourtant régné lamentablement pendant 400 ans. On retrouve un peu de son rôle de prêtre dans There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2008). Benedict Cumberbatch joue quant à lui William Ford, le seul esclavagiste qui, en apparence, est indulgent et compréhensif de la condition des esclaves. L’acteur utilise son immense sensibilité pour donner espoir au spectateur, lui permet de croire qu’il y a dans ce monde brut et sauvage, quelques êtres qui ont conscience des souffrances des autres. Enfin Michael Fassbender trouve certainement son rôle le plus fin, qui demande une palette de jeu immense, dans le personnage d’Edwin Epps. On sent tour à tour la hargne, la folie, la colère, la passion, la haine. L’acteur irlandais est brillant et donne une ampleur extraordinaire à cet homme, que l’on hait profondément. C’est sa troisième collaboration avec le réalisateur anglais et il avait déjà montré, dans Hunger et Shame, son incroyable implication physique dans chacun de ses rôles.
Paul Dano, Benedict Cumberbatch et Michael Fassbender.
En 1841, dans le sud des Etats-Unis, les esclaves noirs ne valent pas mieux que de la canne à sucre. Par un raccord parfait, Steve Mc Queen mêle l’enchevêtrement des feuilles de canne à sucre aux esclaves qui se serrent dans leur cabane pour passer la nuit. 12 Years a Slave est, à l’image de ce raccord, un film profondément visuel. Le réalisateur fait partie d’une petite minorité de cinéastes qui cultive encore le goût du plan fixe. Dans son film, la stabilité de la caméra donne le temps de poser un personnage, en le filmant de près, de capter ses expressions, de jouer sur la profondeur de champ. Ainsi, dans plusieurs de ces plans, la mise au point se focalise sur un élément, laissant le reste (le premier ou le second plan) dans le flou. Cette zone floue constitue le plus souvent une menace et une incertitude, pour le personnage et pour nous qui sommes captivés, car on ne peut voir précisément l’environnement, qui devient tout d’un coup très inquiétant. Le plan fixe est également pour Steve McQueen l’occasion de filmer les détails, des parties du corps, de faire entrer ou sortir un personnage, ou de filmer une roue de bateau à aubes, qui tout d’un coup devient angoissante. Dans le film, le plan fixe le plus remarquable est celui de Solomon qui vient de subir un début de pendaison. Il tente désespérément de rester debout, sur la pointe des pieds, pour ne pas mourir. Il est seul dans le champ, on l’a laissé là, dans l’espoir qu’il meurt. La caméra est fixe et cette immobilité est terrible, car on ne pense qu’à courir pour l’aider. Doucement, au seconde plan, dans le flou, la vie des esclaves, jusqu’ici cachés dans leurs maisons, reprend son cours : ils sortent, commencent à travailler, alors que Solomon lutte pour ne pas tomber. Le contraste est pétrifiant, entre la mort qui guette et la vie qui doit continuer, dans l’ignorance de la souffrance de l’autre. La mise en scène et les personnages entrent et sortent du cadre, ce n’est pas la caméra qui les suit. Les plans fixes sont incroyablement puissants dans le film, nous hypnotisent, dérangent parfois mais percutent. Steve McQueen saisit la puissance des personnages, des paysages, des visages, et nous frappe autant de fois qu’il faut pour nous soumettre à son histoire. En plus d’être diablement efficace, le plan fixe est toujours parfaitement composé, équilibré ou déséquilibré. Le plus esthétique étant certainement celui d’un papier qui finit de se consumer dans la nuit, tel un filament rougeoyant.
Dans tout le film, le son du hors champ amène souvent la tension dans le cadre : les bruits du Bayou, les insectes, les coups de fouet. Le son englobe tout. La musique martèle le voyage de Solomon en bateau, alors qu’il chemine vers la Nouvelle-Orléans. Les chants résonnent dans la plantation de coton. La contrebasse dissonante accompagne la scène de la pendaison. La musique symphonique, les chants traditionnels et les instruments dissonants renforcent le drame de chaque scène. Les raccords de son permettent de faire le lien entre les séquences, notamment au début du film: les sons et la musique d’une séquence résonnent encore lorsque la suivante commence. Lorsque Paul Dano chante sa diabolique chanson, elle résonne encore quand on voit à l’écran les esclaves au travail. La manœuvre est brillante et le résultat glaçant.
Le réalisateur britannique, avec ce troisième film, démontre une fois de plus sa maîtrise du cadre et de l’image. Il nous emmène avec lui, sans jamais tomber dans le sentimentalisme. La sobriété de sa mise en scène et l’intelligence de l’image font mouche et pousse le spectateur non pas à pleurer, mais bien à réfléchir sur sa condition, sa liberté et ses convictions.