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Karel Pecka - Passage [Cambourakis, 2013 - Traduit du tchèque par Barbora Faure]
Article écrit pour La voie des indés/Mediapart
De même qu’un écrivain argentin sera nécessairement borgésien, on attendra d’un écrivain tchèque qu’il soit par la force des choses kafkaïen, tant il est vrai qu’en ce qui concerne la question littéraire (et pas seulement celle-ci d’ailleurs), clichés et réductions approximatives nous servent trop souvent d’excuse pour mieux ranger, classer, ordonner à la va-comme-je-te-pousse. Classement des plus illusoire donc, et propice aux pires raccourcis, mais enfin, c’est ainsi que sur les belles étagères de nos bibliothèques mentales se construira un meilleur des mondes bibliophile. Les clichés ont la vie dure, certes, mais ils renferment parfois également une part de vérité. Penchons-nous par exemple sur le cas de l’écrivain pragois Karel Pecka (1928-1997) et plus particulièrement sur son réjouissant (si j’ose dire) roman Passage (1974), que les éditions Cambourakis ont eu la bonne idée de publier en v.f. et qui n’a pas reçu les honneurs qu’il méritait lors de sa sortie en février 2013.
On pourra, lors d’une veillée littéraire, avancer à peu de frais tout en sirotant avec décontraction notre camomille qu’un écrivain x est l’auteur d’une œuvre indubitablement kafkaïenne. Que nous ayons lu l’œuvre en question n’importe qu’à peine, il nous suffira de brandir tel un étendard la nationalité de son auteur pour que les regards suspicieux qui suite à notre affirmation péremptoire s’étaient tournés vers nous défroncent immédiatement leurs sourcils, ragaillardis tout à coup par l’irréfutable corrélation d’un pays et d’un style.
Un style ? L’épithète « kafkaïen », accolé et à tout et n’importe quoi – livre, film, bande-dessinées, court métrage publicitaire, lingettes multi-usages... - serait donc et par la force des choses devenu un style ? Ou pire, un genre ? Allez savoir ; une chose est sûre en tout cas : style ou pas style, genre ou pas genre, ce que l’on désigne par le terme de « kafkaïen » n’a bien souvent pas grand-chose à voir avec l’œuvre proprement dite de Kafka. Il suffira sans aller plus loin et sans prétendre à l’exhaustivité qu’il soit question dans un récit d’administration, de couloirs et d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre, pour que, hop, ça ne fasse pas un pli : voici notre innocent récit marqué au fer rouge, « kafkaïen » un jour, « kafkaïen » toujours.
Qu’en est-il du livre de Karel Pecka ? Y est-il question d’administration ? Pas exactement, mais quelque chose de cet ordre semble bien teinter l’atmosphère quelque peu délétère du récit. Y est-il question de couloirs ? Oui, et pas qu’un peu. Y est-il question d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre ? Certainement oui, et ce d’autant que lorsque ceux-ci (les objectifs) semblent avoir finalement été approchés, on croit découvrir qu’à l’instar des trains, ils en cachaient d’autres, parfois opposés.
Le roman de Pecka (qui vécut dans sa chair les affres de l’oppression stalinienne dans son interprétation tchèque) nous narre les mésaventures d’un certain Antonin Tvrz (« Tvrz », oui, vous avez bien lu ; personne, pas même mon petit cousin n’aurait osé taper cela avec autant d’aplomb) et de son séjour dans un certain passage praguois. Comme nous le rappelle dans sa préface l’écrivain Jean-François Vilar (qui, en bon préfacier, ne peut pas s’empêcher d’y raconter la fin du livre, ce que – promis – nous essayerons de ne pas faire ici), Pecka s’inspire pour la création de son passage d’un lieu praguois réel, le passage de la Lucerna, tout en lui offrant dans son récit des proportions propre à la fiction.
Sociologue de profession, Tvrz est un homme occupé, à l’agenda plus que rempli ; un homme, somme toute, qui n’a pas le temps de flâner. Pourtant, flâner, c’est ce qu’il va faire pendant une bonne partie du livre, se trouvant pris dans un engrenage subtil qui l’empêchera de quitter ledit passage, dont les dimensions, au fil du récit, s’avèreront labyrinthiques. Labyrinthe physique et mental d’ailleurs, comme si les multiples branches et autres couloirs qui en composent l’armature voire l’essence possédaient également l’insidieuse mobilité de tentacules capables, petit à petit, d’enserrer de leurs sales petites ventouses la volonté de notre cher Tvrz, le forçant ainsi et sans qu’il en prenne pleinement conscience à renoncer de mener à bien les diverses tâches et autres obligations auxquelles il lui semble pourtant se devoir impérieusement.
Prisonnier mi- consentant mi- rétif d’un passage aux multiples facettes et à la population bigarrée, Tvrz va, au fil de ses rencontres et de ses découvertes des lieux parfois interlopes que renferme le passage, abandonner une vie étouffante faite de responsabilités et d’engagements incessants. Il se fera alors, d’une manière ou d’une autre, un trou dans ce nouveau « foyer » où il lui semblera possible de vivre avec bonheur de pas grand-chose. Un trou qui, à la longue, pourrait bien s’avérer illusoirement confortable, pour ne pas dire autrement étouffant que ce qu’il croyait laisser derrière lui. Quand notre héros se rendra compte qu’il y a peut-être un prix à payer en échange de l’étrange confort qu’a fini par lui offrir le passage, les carottes commenceront sérieusement à bouillir.
Peut-être intéressera-t-il le lecteur, à ce propos, de savoir que « Tvrz » en tchèque veut dire quelque chose comme « refuge ». Voilà pour l’aspect programmatique.
Passage, au-delà de l’évidente métaphore d’un homme prétendant avec les moyens du bord échapper à la chape de plomb d’un régime totalitaire, est donc à sa façon une fable philosophique, un récit qui par touche subtile amène le lecteur à s’interroger sur ses propres représentations : le mode de vie que je mène est-il le bon ? ; le modèle que nous propose ou impose la société a-t-il quelque chose à voir avec moi ? ; etc.
Rien de nouveau sous le soleil de la fiction, me direz-vous ; il sera difficile, pourtant, de nier la pertinence des questions que pose le texte. La fable, d’ailleurs, de par sa nature même, fait appel à des formes connues (le « kafkaïen », n’en serait-il pas une ?), joue des réminiscences qu’elle crée chez le lecteur, et c’est peut-être parce qu’elle siffle par moment à notre oreille un air que nous croyons connaitre qu’elle peut se permettre de revenir avec naturel sur des questions vieilles comme le monde. La prétention « universelle » de Karel Pecka au moment d’écrire Passage est évidente à chaque page. Il ne s’agit pas d’un roman conçu comme un simple tract politique, ni d’un samizdat de plus. Il se dégage de fait – et l’on pourrait dire à ce sujet d’ailleurs qu’il s’agit là sans doute d’un des caractères définissant le « kafkaïen » - une indéniable « intemporalité » dans ce texte, et celle-ci, bien entendu en constitue la première force. L’autre aspect remarquable est que Passage, toute fable philosophique qu’il soit, n’est pas de ces livres qu’une morale (douteuse, forcément douteuse) prétendrait justifier, bien au contraire. Les marges du bien et du mal, de la bonne ligne de conduite et de la mauvaise élection sont ici perméables en permanence. D’autre part, la justification des choix et actes des uns et des autres, à commencer par Tvrz, n’arrive jamais ou alors, à l’instar de la cavalerie, trop tard. En cela, Passage, avec tous les atours du réalisme, flirte avec le fantastique.
Pecka d’ailleurs, en nous plongeant dans un passage aux dimensions presque invraisemblables, pour le moins exagérées - comme une boîte à chaussure qui vue de l’intérieur donnerait l’impression d’un palais, ou comme les yeux d’une mouche observés de beaucoup trop près - accentue cette impression d’irréalité, d’autant plus qu’il a le goût du détail, créant ainsi une irréalité à l’apparence très réaliste. A moins que cette irréalité ne soit autre que celle naissant de la perception de plus en plus étrange d’un Antonin Tvrz dont on ne sait jamais s’il agit de lui-même, s’il se laisse porter par les événements ou s’il est manipulé. Coincé entre un régime technocratique aux relents totalitaires et corrompus et les opposants du parti des Purs, dont il est un des vacillants théoriciens, et dont les visées au final ne seraient peut-être pas moins inquiétantes, il faut reconnaître que mener correctement sa barque n’est pas pour lui des plus facile.
Passage au fond, s’il a un message à nous faire passer, ce serait peut-être celui-ci : que la quête de liberté est une prétention souvent vaine ou pour le moins illusoire. Celle qu’Antonin Tvrz croit gagner dans les couloirs et les recoins du passage et parmi la faune qui le peuple et à laquelle il croit être capable de s’intégrer peu à peu, à peine entraperçue lui glissera des mains. Sans doute alors sera-t-il temps pour lui de s’interroger sur la vanité de ses choix. Mais il sera trop tard.
Texte inquiétant, le roman de Pecka – moins original peut-être mais non moins saisissant qu’un autre et formidable roman tchèque récemment réédité, Les Cobayes de Ludvik Vaculik [Attila, 2013] - est un passage qui mérite certainement d’être emprunté. Quant à savoir où il mène, voilà qui tiendra du lecteur.