Jonas kaufmann, Werther au MET © 2014 The Metropolitan Opera.
Pour cette nouvelle production de Werther, le MET a programmé le couple Jonas Kaufmann/Sophie Koch qui avait triomphé à Paris dans la mise en scène de Benoît Jacquot en 2011, et pour l’occasion Sophie Koch a fait ses débuts à New York, tout comme le baryton serbe David Bižic qui chante Albert.
La présence de Jonas Kaufmann, un an après son Parsifal encore ici dans les mémoires, donnait évidemment à la production un relief particulier, et ce soir, encore plus puisqu’il était souffrant à la représentation précédente et avait déclaré forfait.
Si cette représentation n’atteint pas la magie de celle de Paris, elle reste de très haut niveau, vocal et orchestral, grâce à un plateau très bien distribué dans les principaux rôles et à un orchestre bien mené par Alain Altinoglu.
Sans doute la mise en scène très plate de Richard Eyre y est-elle pour quelque chose.
Richard Eyre l’a conçue, avec son décorateur Rob Howell (qui signe aussi les costumes), insérée dans une sorte de cadre qui renverrait à ces gravures qu’on trouve dans les maisons bourgeoises et qui raconteraient l’histoire de Werther. Double dispositif : dans la première partie, un espace extérieur, jardin, tables, parasols qui pourrait être l’espace du bonheur et de la légèreté, et pour la deuxième partie (actes III et IV) deux espaces intérieurs, un salon bibliothèque bourgeois lourd, un peu étouffant (acte III) et la chambre de Werther qui vient s’insérer à l’acte IV, un peu comme chez Benoît Jacquot (il semble que Richard Eyre ait vu le DVD d’un peu trop près…). Accompagnant ce dispositif des projections vidéos (nature, arbre, lettres) qui commentent l’histoire et montrent le cours du temps et la valse des saisons.
Sophie Koch & Jonas kaufmann© 2014 The Metropolitan Opera.
La mise en scène prend le parti pris de raconter non pas une histoire du XVIIIème siècle, mais contemporaine de l’opéra, une histoire bourgeoise de la fin du XIXème : Charlotte pourrait sortir d’un roman proustien, Sophie est une petite coquette un peu coquine, Albert est un soldat (ce qui expliquerait sa logue absence) qui ressemble étrangement à un officier soviétique : Werther a un costume hors d’âge, longue redingote un peu démodée pour l’époque voulue, mais qui lui donne ce caractère « ailleurs » qui fait tout son charme…
On s’attache à des petits détails, des « petits faits vrais » dirait Stendhal, mais on ne dit rien de fondamental. L’ouverture à rideau ouvert montre la mort de la mère, puis son enterrement : sans doute pour planter le décor et plomber l’ambiance, mais l’effet est inverse : dès la première scène un peu primesautière, cette mère semble avoir été complètement oubliée.
La première partie, plus légère, est même quelquefois un peu ironique, notamment dans la manière de traiter le couple Werther/Charlotte, avec ses hésitations, ses tentatives, ses refus : la salle sourit, voire rit. Et les attitudes éplorées de Werther un peu excessives, attirent là aussi quelques rires.
Le prologue (enterrement de la mère) © 2014 The Metropolitan Opera.
On comprend qu’en fait Richard Eyre en imitant ces gravures qui raconteraient l’histoire, insiste sur les attitudes « parlantes », d’où des gestes vaguement caricaturaux, mais cela tombe un peu à plat. Cette volonté de tout montrer (presque comme dans une bande dessinée) fait que, contrairement à la tradition, on voit Werther se suicider, hésiter d’abord à se tirer une balle dans la tête, mais finissant par viser le cœur, avec abondance d’hémoglobine, jusque sur les murs. Quant à la dernière image, suspendue comme dans un final de film, elle montre Charlotte prenant à son tour le pistolet, pendant que les enfants chantent Noël…
Si l’on ne saisit pas que la référence du metteur en scène, ce sont des gravures historiées qui doivent tout décrire pour être comprises du spectateur, on prend la mise en scène pour ce qu’elle est en réalité, une simple illustration, avec quelques jolies images, mais sans vraie distance ni grandes idées.
Mais la vacuité du propos du metteur en scène permet aussi de constater que dramaturgiquement, cette première partie est bien faible, avec des longueurs et des choses un peu inutiles, destinées à faire pittoresque, ou couleur locale : bien sûr, la présence des enfants annonce la scène finale, et leur innocence et leur fraîcheur est un écho aux rêves de Werther, mais on est bien loin de Goethe tout de même. Il faut attendre l’entrée de Werther (ou de Jonas Kaufmann ?) pour que cela prenne corps, pour que s’installent la mélodie et la poésie, et l’intérêt. Mais la nature représentée ici est à la fois attendue et banale, il n’y a rien de Sturm und Drang, tout juste une sorte de jardin anglais, tout juste une représentation bien cadrée d’une nature domestiquée et peu propice aux orages désirés, même si les arbres se glissent dans les interstices des cadres qui forment perspective. Nous ne sommes pas non plus dans le romantisme, et à peine dans le romanesque.
Le dispositif général (acte I) © 2014 The Metropolitan Opera.
Il en va autrement musicalement.
La direction d’Alain Altinoglu très attentive aux chanteurs qu’elle ne couvre jamais, prend un parti pris un peu trop léché pour mon goût, mais a l’avantage de mettre en valeur le son de l’orchestre, et les pupitres solistes, comme les violoncelles. Il y a beaucoup de relief, une grande clarté de lecture, non dépourvue d’ailleurs d’une certaine complaisance qui finit par nuire un peu à la relation au plateau. Pour montrer les beautés sonores qui émergent de la fosse, le chef en oublie quelquefois la dynamique dramatique, et manque un peu de tension. Il reste que la couleur de la partition est bien rendue, sans pathos, avec des moments très réussis : toutes les parties plus symphoniques sont vraiment remarquables parce qu’Altinoglu fouille l’orchestre.
La distribution réunie est très honorable dans son ensemble, même si les rôles secondaires sont tenus de manière un peu pâlichonne par Philip Cokorinos (Johann) et Tony Stevenson (Schmidt), tandis que Jonathan Summers incarne un bailli un peu fatigué : la voix qui naguère fut belle manque cette fois de relief et de présence, et le personnage du même coup s’efface .
David Bižic, belle voix de basse chantante qui fait ses débuts au MET, manque encore d’aisance dans la langue française, et donc la personnification s’en ressent : tout le monde n’est pas Tézier qui arrive à faire d’Albert une figure protagoniste et pleine de relief.
Il en va autrement de Sophie, Lisette Oropesa, jeune soprano américaine, à la voix affirmée, qui interprète une Sophie plus mure qu’à l’accoutumée, douée d’une diction exceptionnelle (supérieure en tous cas à celle de Sophie Koch), d’une voix assez large, et qui donne au personnage un poids un peu différent, aidée par une mise en scène qui en fait une jeune fille gentiment délurée. C’est un nom à retenir car non seulement la prestation est exemplaire, mais elle a prise sur le public qui lui fait un accueil triomphal.
Sophie Koch en Charlotte impose un personnage dramatique et affirmé. La voix remplit sans effort (et même un peu trop) l’immense vaisseau du MET. Il n’y a plus beaucoup de fragilité dans cette Charlotte-là. Il y a trois ans à Bastille, elle avait à la fois cette voix affirmée, cette énergie, mais elle avait aussi une certaine fragilité ; ma Charlotte préférée reste Susan Graham, plus mure, plus apaisante et plus intériorisée.
La fréquentation de rôles lourds, la voix qui incontestablement s’est élargie, font de la Charlotte de Sophie Koch un personnage presque verdien…on sent pointer au loin une Eboli…Ce n’est pas tout à fait ce que j’attends pour Charlotte. De plus, la diction m’est apparue plus relâchée : l’acoustique claire du théâtre faisait qu’on entendait chaque mot de la plupart des autres chanteurs, mais pas les siens, alors qu’elle était la française de la distribution.
Je suis peut-être injuste et un peu trop dur avec un travail qui reste d’un très haut niveau : évidemment le sens dramatique et la présence scénique donnent à sa prestation une rare intensité : elles ne sont pas nombreuses, les Charlotte de cette trempe.
Acte III © 2014 The Metropolitan Opera.
Il faut d’ailleurs un très haut niveau pour tenir la scène face à Jonas Kaufmann. Il était un peu fatigué ce soir, avec quelques petits problèmes dans le suraigu et quelques hésitations au tout début : comme souvent, il a quelque difficulté à entrer en musique, et ses premières paroles sont légèrement pâteuses (je l’avais remarqué et dans Forza et dans Don Carlo à Munich), mais dès que la voix se découvre, se chauffe, s’installe, dès que les aigus sortent, c’est un enchantement.
Acte IV © 2014 The Metropolitan Opera.
Si Jonas Kaufmann peut chanter aussi bien Werther que Siegmund et bientôt Otello, c’est que sa technique est exceptionnelle et son intelligence du chant rare, c’est surtout qu’il est l’un des seuls à savoir ammorbidire, diraient les italiens, à savoir adoucir et chanter pianissimo et à assurer des mezze voci de rêve, grâce à un contrôle de tous les instants, une science accomplie du chant et une conduite de souffle époustouflants : la mort de Werther, murmurée, est anthologique. Je l’avais écrit lors de ses représentations parisiennes, seul Alfredo Kraus avec un timbre plus clair, avait un tel contrôle et une telle technique.
Acte III © The Metropolitan Opera.
Ce timbre sombre qui caractérise Kaufmann et qui surprend toujours les premières minutes sert évidemment le personnage qu’il interprète, doublé d’une présence charismatique : on ne voit guère que lui lorsqu’il apparaît.
Inutile de tergiverser, c’est un monstre sacré, et on comprend le public debout qui au moment des saluts hurlait Jonas ! Jonas !.
Il reste que je trouve qu’il y avait à Paris une magie juvénile, une émotion qu’on ressentait moins ici : est-ce la mise en scène ? est-ce que Kaufmann ne pourra plus chanter Werther dans quelque temps, lorsqu’il ne fréquentera que d’autres rôles plus larges ? est-ce que j’en attendais trop (c’est toujours possible) ?
Je pense qu’il faudra aller faire un tour au cinéma le 15 mars pour se faire une idée définitive. On le sait fragile et il avait dû renoncer précédemment pour fatigue passagère. Mais fatigué ou pas, il est sans aucune hésitation le plus grand aujourd’hui.
Ce fut quand même un pur bonheur et comme toujours une chance immense de l’entendre, et malgré les menues réserves çà et là, ce fut une grande et belle soirée.
Les saluts le 7 mars