Discrètes constructions
Deux centres organisateurs
La gravure est de format 4 X 3, autrement dit les proportions du triangle pythagoricien (l’hypothénuse mesure exactement 5).
Remarquons que ce rectangle fait mécaniquement apparaître une croix virtuelle derrière le visage du Christ (en blanc). Son centre donne le point de départ de la spirale, à la pointe du nez de Jésus (en vert).
Par ailleurs, le centre du carré 3×3 du haut donne le centre de l’auréole, qui se situe en haut du nez de Jésus (en bleu).
La construction de Jean Sgard
Le graveur Jean Sgard a remarqué que le haut de la chevelure forme un demi-cercle, concentrique avec l’auréole. Ce cercle épouse également la courbe du bas des lèvres. (en bleu).
Si on trace un cercle de même rayon autour du second centre (en vert), celui-ci est tangent en haut à la couronne d’épines, et en bas au cercle de l’auréole.
Ces deux cercles sont très convaincants. Mais de manière quelque peu artificielle, Jean Sgard propose de tracer entre les deux cercles un troisième de même rayon (en jaune). Si l’on y inscrit une étoile à cinq branches, sa ligne horizontale tombe à peu près au milieu du carré.
Des étoiles naturelles
Si on souhaite faire apparaître plus naturellement une étoile à cinq branches, il suffit d’utiliser une propriété remarquable du rectangle pythagoricien : l’angle entre ses diagonales correspond (à 1% près) à l‘angle de l’étoile à cinq branches (72°).
De ce fait, on peut tracer autour du centre de ce rectangle autant d’étoiles que l’on veut, elle seront toujours exactement positionnées par rapport aux diagonales du rectangle.
L’étoile qui s’inscrit dans le cercle du bas est assez remarquable (en vert) : sa branche horizontale tombe à la jonction entre les deux cercles, et donne la position des yeux ; en bas elle donne la position de la bouche.
On peut aussi tracer l’étoile de même taille que l’auréole (en jaune) : elle donne en haut la position de la chevelure, en bas celle des deux boucles. Au lecteur de juger si elle ajoute, ou pas, à l’harmonie de la composition.
Un prédécesseur remarquable
Van Eyck, 1438, Staatliche Museen, Berlin-Dahlem
La Sainte Face de Van Eyck, peinte deux siècles plus tôt, est construite à peu près selon le même rectangle 4×3 (un peu plus allongé), et utilise les deux mêmes centres (celui du carré et celui du rectangle) pour délimiter les extrémités du nez. Le cercle du bas (en vert) est tangent en haut à la chevelure, et en bas à l’encolure.
Si on applique la même construction que celle de Mellan, on obtient une étoile à cinq branches assez convainquante, qui donne la position des yeux et délimite le haut de la barbe.
Tradition ou invention ?
Cette construction exploite deux propriétés simples du rectangle pythagoricien 4 X 3 :
- il renferme un carré 3×3, ce qui fait automatiquement apparaître un autre centre organisateur que celui du rectangle ;
ses diagonales permettent de tracer facilement des étoiles à cinq branches.
Son utilisation pour répresenter la Sainte Face se réfère-t-elle à un schéma d’atelier oublié ? Ou bien a-t-elle été inventée indépendamment par deux artistes de génie ? La seconde hypothèse n’est pas absurde car, du moins dans le cas de Mellan, la présence des deux centres organisateurs « colle » parfaitement à la symbolique du sujet.
Les deux natures
Le centre supérieur (en bleu) définit les deux cercles concentriques de l’auréole et du sommet du crâne, la partie de l’homme la plus proche du ciel. Appelons-le le centre « divin ».
Le centre inférieur (en vert) se situe à la pointe du nez, là où l’air d’ici-bas pénètre dans la Sainte Face. Ce second centre, pourrait donc représenter la nature humaine de Jésus. D’autant plus si nous lui ajoutons l’étoile à cinq branches, qui unit le point culminant, céleste, et les pointes basses, terrestres, de la chevelure.
Car depuis au moins Agrippa de Netelsheim, tout le monde sait que cette étoile est l’emblème de l’homme debout, en équilibre entre le macrocosme et le microcosme.
Mais il est possible que Mellan ait voulu rajeunir cette vieille figure en lui superposant, autour du même centre, sa spirale universelle : symbole de la précision mécanique de l’homme moderne, et de sa capacité à embrasser tout le chemin qui mène de l’infiniment petit à l’infiniment grand.
La gravure de Mellan révèle donc une grande ambition. à la fois théologique et théorique.
En tant que « Sainte Face », elle se construit autour de deux centres qui organisent l’un les aspects divins, l’autre les aspects humains du sujet.
En tant que « Chef d’oeuvre absolu de Mellan », elle substitue au symbolisme de l’homme en équilibre celui de l’homme en expansion, à l’ingéniosité sans limite.
La double gloire
De l’auréole à la couronne
La gravure montre comment l’auréole divine se contracte dans le cercle de la chevelure (en bleu), lequel descend ensuite jusqu’à la base du nez pour former un second cercle (en vert), que nous n’avons pas interprété jusqu’ici.
Il se trouve que ce cercle vient se poser en bas sur la partie cachée de l’auréole, et tangenter en haut la couronne d’épine, comblant l’espace entre ces deux objets circulaires.
Ainsi la couronne d’épines, emblème de la Royauté terrestre de Jésus,
se trouve mise en relation géométrique
avec l’Auréole, emblème de sa Royauté dans le ciel.
Deux impressions parallèles
Nous avons vu que la composition de Mellan tend à identifier la gravure et le voile, le papier et le tissu. Il n’est pas difficile de mettre en parallèle leurs deux histoires similaires, qui n’est rien d’autre qu’un processus d’impression mettant en jeu un support, un marqueur et l’image qui en résulte :
- le papier imprégné d’encre expose une image ;
- le tissu imprégné de sang expose une image.
Deux travaux parallèles
Une seconde métaphore met en parallèle ces deux pointes blessantes que sont le burin et les épines. Il s’agit ici d’un travail dans lequel un matériau est soumis à un instrument en suivant un plan :
- le cuivre est travaillé par le burin selon la spirale ;
- la chair du Christ est travaillée par les épines selon la couronne.
On comprend bien la première partie : la spirale est le projet de Mellan, la contrainte qu’il se donne pour contrôler son burin.
La seconde partie rappelle que la Passion de Jésus faisait partie du plan divin : elle a été voulue pour rendre manifeste, à ceux qui savent voir, la royauté réelle cachée derrière l’objet de dérision :
l’auréole derrière la couronne d’épines.
Du dessin au dessein
Nous pouvons maintenant tisser et enchaîner ces deux réseaux de métaphores :
Le papier imprégné d’encre expose une image
qui reproduit (mécaniquement)
le cuivre travaillé par le burin selon la spirale
qui reproduit (artistiquement)
le tissu imprégné de sang qui expose l’image
qui reproduit (miraculeusement)
la chair travaillée par les épines selon la couronne.
Entre deux processus de reproduction mécanique (celle de la presse d’impression) et miraculeuse (celle de la main de Dieu), vient s’insérer la main à la fois mécanique et miraculeuse de l’Artiste.
Ainsi son chef d’oeuvre constitue une sorte de syllogisme visuel qui nous conduit, en partant de l’image imprimée et en remontant la chaîne des représentations, par l’intelligence des métaphores :
- du dessin de l’Artiste jusqu’au dessein du Créateur ;
- de la Gloire de Mellan à L’Auréole du Christ.
References
- [1] Irving Lavin, La Sainte Face de Claude Mellan, dans République des lettres, République des arts: mélanges offerts à Marc Fumaroli, de l’Académie Française. Dirigé par Christian Mouchel, Colette Nativel, Librairie Droz, 2008
- [2] Jean Sgard La Sainte Face de Claude Mellan, 1957, Etudes picardes