"Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout-à-l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aime vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout..."
Jean Anouilh, Antigone
Ma grand-mère m'avait prévenu. Pour un Goncourt des Lycéens c'est très dur.
Je ne pouvais pas dire, j'étais prévenue.
La situation de base du Quatrième Mur de Sorj Chalandon est celle-ci: George est mandaté par Samuel pour mettre en scène Antigone d'Anouilh à Beyrouth en 1982. Que chaque personnage soit issue d'un camps différents et que le temps d'une représentation la paix s'installe.
"L’idée de Sam était folle. Georges l’a suivie.
Réfugié grec, metteur en scène, juif en secret, Sam rêvait de monter l’Antigone d’Anouilh sur un champ de bataille au Liban.
1976. Dans ce pays, des hommes en massacraient d’autres. Georges a décidé que le pays du cèdre serait son théâtre. Il a fait le voyage. Contacté les milices, les combattants, tous ceux qui s’affrontaient. Son idée ? Jouer Anouilh sur la ligne de front. Créon serait chrétien. Antigone serait palestinienne. Hémon serait Druze. Les Chiites seraient là aussi, et les Chaldéens, et les Arméniens. Il ne demandait à tous qu’une heure de répit, une seule. Ce ne serait pas la paix, juste un instant de grâce. Un accroc dans la guerre. Un éclat de poésie et de fusils baissés. Tous ont accepté. C’était impensable.
Et puis Sam est tombé malade. Sur son lit d’agonie, il a fait jurer à Georges de prendre sa suite, d’aller à Beyrouth, de rassembler les acteurs un à un, de les arracher au front et de jouer cette unique représentation.
Georges a juré à Sam, son ami, son frère.
Il avait fait du théâtre de rue, il allait faire du théâtre de ruines. C’était bouleversant, exaltant, immense, mortel, la guerre. La guerre lui a sauté à la gorge.
L’idée de Sam était folle. Et Georges l’a suivie."
Quand je tombe dessus à la bibliothèque je n'hésite pas. Un prêt d'une semaine, c'est jouable. Et je me suis retrouvée embarquée dedans. J'ai quitté Paris et ma chambre douillette pour partir à Beyrouth dans la guerre. L'histoire, les personnages, le récit sont admirables. Et je suis assez fière que des lycéens choisissent un texte pareil. Je n'ai pas lu d'autres ouvrages de Sorj Chalandon, mais il semble maîtriser son art. Les personnages sont plausibles, mêlés de force et de fragilité.
Le livre me semble assez homogène dans son traitement. Les personnages, l'écriture et la narration ont une certaine délicatesse. Parfois, c'est vrai, j'ai trouvé certaines phrases un peu trop pataudes à vouloir trop d'élégance, on passe à côté de la simplicité. Mais c'est un style et il y a des phrases tellement belles, qu'on oublie vite. Surtout que ce qui nous ai raconté est absorbant.
J'ai fini ce livre, estomaquée. Les joues poisseuses de larmes et de mascarat. L'envie de gerber. J'avais une master-class à l'école après. Heureusement. A chaque personne que je croisait, je lui parlais du livre. De Beyrouth. Du massacre de Sabra et Chatila. Pourtant je suis certaine qu'on m'en a parlé à l'école, j'avais même lu un texte d'Etienne Chatiliez. Mais je n'avais pas comprit. Je me suis sentie bête de ne découvrir que maintenant ce passé du Liban. Et je pense que je me sentirai bête encore longtemps, en découvrant petit à petit ces histoires dont on ne parle plus.
En parlant du livre à une copine, elle m'a prêté l'un des siens Le jour où Nina Simone a cessé de chanter. L'histoire de Darina Al-Joundi retranscrite par Mohamed Kacimi. L'histoire d'une fille que son père a élevé pour devenir une femme libre au Liban.
"Méfie-toi, ma fille, tous les hommes de ce pays sont des monstres pour les femmes. Ils sont obsédés par les apparences, ils sont ligotés par les coutumes, ils sont rongés par Dieu, ils sont bouffés par leurs mères, ils sont taraudés par le fric, ils passent leur vie à offrir sur un plateau leur cul au bon Dieu, ils ouvrent leur braguette comme on arme une mitraillette, ils lâchent leur sexe sur les femmes, comme on lâche des pitbulls. Quels chiens !" (p.10)
Darina est née à Beyrouth en 1968, elle a 7 ans quand la guerre commence. Elle est fille d'un Syrien éxilé, un journaliste et écrivain épris de liberté. Anti-religion, amateur d'alcool et de femmes, ce père est le héros de la narratrice, garçon manqué, sale gamine qui mord tout le monde.
Le jour où Nina Simone a cessé de chanter est un récit plus personnel que le Quatrième Mur car autobiographique. Il offre une vision différente. La guerre y est quotidienne. Presque banale. Elle atteint son acmé dans une scène de roulette russe sur I Will Survive.
"Le hit est plus important que la mort"
Le style est direct, Darina nous parle à nous. Sans fioritures, sans chercher à ce justifier. Comment comprendre la folie au pays des fous?
Ce livre est avant tout une pièce de théâtre, joué par Darina Al-Joundi elle-même. Que je n'ai pas vu, hélas. Il y a un site là (qui n'est pas mis à jour j'ai l'impression). Cette pièce à été un succès au Festival d'Avignon de 2007.
J'ai beaucoup aimé ces deux livres. Ils ont un traitement différent du Liban, de Beyrouth d'avant. Je les conseille à chacun. J'ai une cousine qui fait une thèse sur le monde arabe en gros (rapide et grossier), qui m'avait parlé vite fait de la situation du Liban. J'ai deux amies, aussi, Libanaises. J'ai envie de comprendre. De savoir. J'ai 26 ans et la guerre du Liban à durée 25 ans. Je suis née pendant qu'elle massacrait. Je veux comprendre parce que je pense sincèrement que le présent résulte du passé. Et quand je vois ce qui se passe en Ukraine, je me dit qu'il nous faut être vigilant.