Gérard Mortier (1943-2014)
Cette année ne vaut rien pour les mélomanes.
Gérard Mortier, qu'on savait affaibli par un cancer, est décédé. C'est une perte pour l'intelligence, c'est une perte pour l'opéra, c'est une perte pour l'art. Sa carrière exceptionnelle qui va des Flandres à Paris (où il est dans l'équipe de Liebermann, avec Hugues Gall), qui le porte ensuite à La Monnaie, à Salzbourg, à la Ruhrtriennale, à Paris comme Directeur de l'Opéra et à Madrid, est jalonnée de telles réussites que Salzbourg ne n'est pas encore relevé de son départ (en 2001!), et que Paris s'est enfoncé dans le conformisme et la douce médiocrité.
La presse va souligner le polémiste et le provocateur, je préfère évoquer le passionné de théâtre, de modernité, l'explorateur de nouveaux horizons, de rénovateur des scènes lyriques, de découvreur de grands talents. c'est lui qui appelle à l'opéra entre autres La Fura dels Baus, Christoph Marthaler, Dmitri Tcherniakov, Krzysztof Warlikowski. Il va oser Saint François d'Assise de Messiaen avec Peter Sellars, il ose aussi à Paris ce Tristan und Isolde magistral (Sellars Viola) qui ne cesse de tourner sur toutes les scènes du monde.
J'ai eu le privilège de travailler un peu avec lui il y a une quinzaine d'années, j'ai découvert un passionné, infatigable chercheur de textes, de références, assoiffé de culture sous toutes ses formes, de discussions intellectuelles: construire une programmation, confier une mise en scène, c'était en amont, lire, comparer, discuter, interroger les textes et les gens, au besoin heurter mais toujours réfléchir, aller plus loin, approfondir.
Oui c'était un Prince, dévoré par son métier, dévoré par l'opéra et comme tous les gens de sa trempe, un grand solitaire. Il avait accepté Madrid parce qu'il avait compris qu'à New York il n'aurait pas d'espace pour faire du New York City Opera la salle qu'il rêvait, et les faits lui ont donné raison: le NYCO a fermé. Et en quelques années, Madrid est devenue une scène de référence: il n'y a qu'à voir quel rayonnement a eu la première récente de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen.
Nous irons à Madrid en ce printemps pour voir Les Contes d'Hoffmann, mis en scène par Christophe Marthaler et dirigé par Sylvain Cambreling, ce qu'il disait être sa dernière production, et j'irai d'autant plus qu'il m'avait entraîné avec insistance à la Volksbühne de Berlin voir La Vie parisienne du même Marthaler dont il parlait avec feu et avec conviction, ce sera une manière d'hommage .
Il détestait les médiocres et les ignorants: il avait coutume de le leur dire en face; on en avait eu un exemple en septembre dernier à Madrid quand il avait été remercié dans les conditions que l'on sait (voir le blog).
Il a beaucoup donné au monde de l'opéra, il a beaucoup donné au public, et à moi, il a beaucoup appris.
C'est ce qu'on appelle un Maître.