Simone Weil, arracher le partage du savoir!

Par Alaindependant

Pour elle, dit Grégory Chambat, les opprimés n’ont pas à être éduqués, ils portent en eux un savoir confisqué par la classe dominante : « La première pensée du prolétaire, c’est la conscience de l’exploitation dont il est victime et la révolte devant cette exploitation. » Pour l’intellectuel, le savant, le militant, les mots n’auront jamais le même sens que pour l’ouvrier, puisqu’ils ne partagent pas la même réalité...

L’éducation alors consiste non pas à importer un savoir extérieur à l’individu ou au collectif, mais à amorcer les conditions d’émergence d’une parole propre afin de formuler l’exploitation et l’oppression pour apprendre à les renverser.

Quelle philosophie pour l'école, pour l'éducation ?

Grégory Chambat fait ici revivre ces combats de Simone Weil.

Ont-ils perdu de leur intérêt ?

Bien sûr, chacun en jugera !

Mais, à mon avis, on ne perd pas son temps à connaître !

Michel Peyret


Simone Weil et la question de l’éducation ouvrière

Nombreuses sont les études qui interrogent la dimension pédagogique de la pensée de Simone Weil 1. La question éducative y apparaît en effet si ce n’est centrale, du moins transversale. Elle se prolonge et résiste tout au long d’une œuvre pourtant marquée par des renoncements et des revirements 2, et ce, jusqu’aux ultimes lignes tracées quelques temps avant sa mort, saisissante synthèse de ses multiples engagements : « Enseigner ce que c’est que connaître (au sens scientifique) 3. » L’éducation, pour elle, n’a jamais été un pur sujet de spéculation. C’est une pratique concrète qu’elle a expérimentée personnellement : au sein de l’institution – même si ce fut de manière brève et chaotique (à peine plus de quatre années, du fait de ses nombreux problèmes de santé) – mais aussi en tant que militante syndicaliste, dans les cercles d’études et les universités ouvrières 4.

Travailleuse de l’éducation

Simone Weil enseigne la philosophie à des lycéennes et devient même un temps « institutrice » 5. Vocation ou « refus de parvenir » ? Son milieu d’origine, sa fréquentation de l’École normale supérieure l’aurait d’avantage destinée à une carrière universitaire – ou au rôle d’épouse cultivée… Mais la soif d’enseigner et d’apprendre lui collent à la peau, tout autant que le refus des distinctions, des honneurs ou le besoin de partager le sort des plus humbles. Sa pédagogie est donc spontanément engagée et s’inspire des méthodes actives, loin du « bourrage de crâne » qu’elle dénonce dans l’École de la République. Écartant l’usage de tout manuel, dédaignant les notes et les classements, elle tente – souvent maladroitement – d’adapter les techniques de Freinet dans sa classe de lycée, à travers la pratique du texte libre, les cours en plein air et l’utilisation de l’imprimerie 6. Comme l’auteur de L’Éducation du travail 7, elle établit un parallèle entre le travail scolaire et l’activité professionnelle en rêvant « de faire de la classe un lieu de production collective 8 » où les élèves pensent, parlent et écrivent par et pour eux-mêmes.

Apprendre : attention et désir

Quelques années plus tard, elle proposera une analyse des mécanismes d’apprentissage, insistant sur les notions d’attention et de désir. « Le plus souvent on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : “Maintenant vous allez faire attention”, on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles.

On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. » (« Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Attente de Dieu, 1942).

Ces réflexions, rédigées alors que Simone Weil s’est réfugiée dans un mysticisme chrétien radical, n’en demeurent pas moins éclairantes « L’intelligence, conclue-t-elle, ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs.

La pédagogue enragée

Dès sa première affectation en 1931, impliquée dans les luttes de chômeurs et dans le mouvement syndical du Puy (Haute-Loire), elle fait immédiatement l’objet de nombreuses convocations, inspections et menaces de sanctions, malgré le soutien de ses élèves et de leurs parents. Dans l’un de ces rapports, l’inspecteur, tout en saluant « un effort d’information et de réflexion personnelle » la mettra en garde contre un « enseignement très tendancieux » : « Mlle Weil, écrit-il, ne se rend pas du tout compte de la réserve que lui imposent ses fonctions de professeur. »

Dans et hors de l’école, Simone Weil ne ménage effectivement pas son énergie pour arracher le partage du savoir. Comme chez tant d’autres figures militantes, pratiques pédagogiques émancipatrices et engagement social ne se conçoivent pas l’un sans l’autre (« Nous ne devons jamais cesser de lutter pour l’amélioration de notre enseignement dans les cadres de la société actuelle » écrit-elle en 1933 9).

Dès ses débuts, elle est attirée par le syndicalisme, au point de se décider à une double adhésion : la Fédération unitaire de l’enseignement (oppositionnelle au sein d’une CGT-U inféodée au parti communiste) et le Sni 10 – Syndicat national des instituteurs – de la CGT (réformiste et majoritaire dans cette profession). Une manière d’affirmer son combat pour l’unité syndicale 11, mais aussi de constater qu’aucune de ces deux organisations ne représente réellement, dans le milieu enseignant, ce syndicalisme révolutionnaire dont elle se sent si proche.

L’idée qu’elle se fait du syndicat est des plus exigeantes et subversives, à l’image de la CGT d’avant 1914, dont elle espère la renaissance avec ses camarades de La Révolution prolétarienne. En témoigne son questionnement sur les revendications corporatistes enseignantes dans un texte resté à l’état de notes « Programme pour les syndicats de l’enseignement 12 ».

Concernant les éducateurs, elle écrit : « Fonction dans la société : former les cadres. Instruire sans éclairer jusqu’au fond, car éclairer serait dangereux. Participer à ce mélange savant d’instruction et de bourrage de crâne. […] Notre situation matérielle est accidentelle : on peut l’améliorer sans nuire à cette fonction. Dira-t-on qu’on nous paye mal, comme des valets ? Mais des valets bien payés sont encore des valets. Donc l’oppression intellectuelle et morale est pour nous l’essentiel. »

En découle un programme de lutte qui écarte les questions salariales pour se consacrer à « la liberté d’opinion en dehors de notre service », et qui s’oppose au « bourrage de crâne » et à « l’autorité administrative » en défendant les indispensables « réformes pédagogiques », « les diminutions des différences entre les traitements » et « les catégories les plus exploitées ». Elle caresse alors l’idée de monter un « syndicat des agrégés » dont le programme serait la suppression de leurs privilèges et l’égalité des traitements entre tous les corps.

Travail en classe et militantisme syndical nourrissent sa réflexion sur le système éducatif et sa nécessaire transformation, même si c’est après ses années d’enseignement, inspirée de son expérience d’ouvrière à l’usine (voir repères biographiques), qu’elle expose ses principes pédagogiques.

Quelle révolution pour l’école ?

Révolutionnaire, Simone Weil n’ignore pas l’influence et le rôle de l’éducation dans les mécanismes de l’oppression capitaliste. Ses différentes expériences à l’usine lui font cependant comprendre que l’univers scolaire, malgré ses défauts, est loin d’atteindre le degré de violence et d’aliénation du monde du travail. « L’enfant à l’école, bon ou mauvais élève, était un être dont l’existence était reconnue, qu’on cherchait à développer, chez qui on faisait appel aux meilleurs sentiments. Du jour au lendemain, il devient un suppléant à la machine, un peu moins qu’une chose, et on ne se soucie nullement qu’il obéisse sous l’impulsion des mobiles les plus bas, pourvu qu’il obéisse. 13 ».

Tout à la fois radicale et lucide, elle aborde donc cette question scolaire avec mesure. Ainsi, elle reconnaît que la laïcité permet, jusqu’à un certain point, une relative liberté pédagogique, mais elle condamne sans appel le mythe de l’école républicaine pour qui « il ne s’agissait pas d’émanciper les esprits mais de substituer à la religion de l’Église une religion de l’État ».

Anticipant les analyses d’Ivan Illich, elle constate que le propre de toute institution – religieuse, politique ou scolaire – est avant tout d’œuvrer à sa propre perpétuation : elles « n’ont d’autres buts que d’exister, et d’exister le plus possible ». L’école reproduit également le fonctionnement capitaliste : « Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. » L’institution se détourne de sa mission éducative pour se consacrer au culte de la performance et à la légitimation des inégalités : « Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur. »

Une éducation par, pour et à travers le milieu

Simone Weil considère donc que « l’instruction telle qu’elle est conçue aujourd’hui » est la seconde cause du déracinement de la classe ouvrière et paysanne, après l’argent. Depuis la Renaissance, regrette-t-elle, l’école est ainsi devenue le lieu où s’est construite « une coupure entre les gens cultivés et la masse » (« La Culture est un instrument manié par les professeurs pour fabriquer des professeurs lesquels, à leur tour, fabriqueront des professeurs » ironise-t-elle dans L’Enracinement).

L’école ne transmet en réalité qu’une vulgarisation desséchée d’un savoir élaboré par une caste sclérosée : « une culture commune, une culture pour tous et pour personne ». Il s’agit au contraire de travailler une « traduction » de ces savoirs qui pourrait entrer en résonance avec la culture des élèves et s’enraciner dans son expérience et son identité. « La mauvaise tentation de l’école, c’est de sortir l’enfant de son histoire, de sa communauté, de son être incarné pour le laisser suspendu dans une sorte de culture savante, commune et vulgarisée, qui lui restera de toute façon extérieure et fera de lui un esprit évanescent. »

Cette analyse de l’école, elle l’expose dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale : « La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même ; les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler. » S’explique ici l’hostilité de Simone Weil – partagée alors par les instituteurs syndicalistes révolutionnaires – au concept d’École unique ou même à la possibilité pour les éléments « les plus méritants » de poursuivre leurs études. L’objectif n’est pas de « sauver » ou d’élever quelques individus mais de créer les conditions d’une émancipation collective.

L’Enracinement, texte plus tardif et plus éloigné de l’influence syndicale (certains des thèmes du syndicalisme révolutionnaire restent néanmoins présents), esquisse le projet d’une école enracinant la culture scolaire et le savoir dans une dynamique à la fois individuelle et collective, inscrite dans l’histoire et le milieu social.

Ce texte réactive l’héritage socialiste en matière de pédagogie, retrouvant le chemin d’une « éducation intégrale », professionnelle et intellectuelle, prônée par la Première Internationale ou la Commune : « Il est nécessaire que l’enfant passe insensiblement de l’école à l’atelier, devienne en même temps capable de gagner sa vie et apte au travail intellectuel ; il faut que chaque ouvrier, chaque homme occupé à un travail physique puisse écrire un livre, avec sentiment et talent, sans quitter son établi. » (H. Bellenger 14). Simone Weil imagine un apprentissage étendu au moins jusqu’à 18 ans et prolongé jusqu’à 25, 30 ans… Une école laissant d’abord le temps à l’enfant de « bricoler » et de fréquenter les lieux de production qui lui sont proches et familiers, avant de s’engager dans une « demi-scolarité », quelques heures d’étude, quelques heures de travail en attendant le « voyage initiatique » à la découverte des différents lieux et formes de production, ateliers et usines. 15

« La Révolution elle-même »

La pensée éducative de Simone Weil ne se réduit cependant pas à l’enseignement scolaire, « Ainsi, à mes yeux, la transformation de la science, la transformation du travail, la transformation de l’organisation sociale, sont trois aspects d’un seul et même problème 16. » Avant même d’être professeure, la philosophe a questionné et mis en pratique une forme originale de pédagogie au sein de divers cercles d’études syndicaux. C’est là qu’elle espérait atteindre la dimension émancipatrice et révolutionnaire de l’éducation : « Les travailleurs doivent se préparer à prendre possession de l’héritage de la culture humaine. Cette prise de possession, c’est la Révolution elle-même 17. »

Éducation sociale

Dès 1928, étudiante à l’ENS, elle participe au Groupe d’éducation sociale des cheminots animé par Lucien Cancouët 18, ami du philosophe Alain. Puis, en 1932, elle rejoint l’aventure du Collège du travail fondé par des instituteurs syndicalistes révolutionnaires pour lutter contre la division du travail intellectuel et du travail manuel. « Aux yeux de Marx, écrit-elle dans le journal syndical L’Effort, la conquête la plus importante peut-être de la Révolution prolétarienne devait être l’abolition de ce qu’il nommait “la division dégradante du travail en travail intellectuel et travail manuel”. L’abolition de cette division dégradante, l’on peut et l’on doit la préparer dès maintenant. Il faut à cet effet, tout d’abord, donner aux ouvriers le pouvoir de manier le langage, et en particulier le langage écrit. »

Elle anime des cours à la Bourse du travail de Saint-Étienne et inscrit cet engagement dans la durée, n’hésitant pas à parcourir de nombreux kilomètres pour ne pas rater ce rendez-vous hebdomadaire. Cet enseignement, héritier du mouvement des Universités populaires du début du xxe siècle, s’en distingue par une orientation clairement syndicale et par un regard lucide sur les impasses des premières expériences : « Il importe plutôt de distinguer, parmi les tentatives de culture ouvrière, celles qui sont conduites de manière à renforcer l’emprise des intellectuels sur les ouvriers, et celles qui sont conduites de manière à dégager les ouvriers de cette emprise. 19 »

L’objectif est d’affirmer une culture ouvrière tournée vers l’action. L’enjeu n’est pas d’inspirer « le mépris de la culture, qualifiée à cet effet de bourgeoise », mais de libérer « les travailleurs de la domination des intellectuels. 20 » La révolution dans et par l’éducation, ce n’est pas le transfert d’un savoir d’une classe à une autre, mais le développement d’une culture ouvrière, c’est-à-dire la transformation profonde des conditions de production du savoir : « L’éducation véritable est une révolution, en ce qu’elle change la perception de la réalité, et, partant, la réalité elle-même. 21 »

En 1935, fort du bilan de ces expériences, et pour faire face au péril fasciste, elle lance un appel pour la création d’universités « ouvrières ». En effet, à l’activisme et à la propagande, fondés sur la seule parole démagogique, elle oppose le véritable apprentissage, celui qui donne à voir et à ressentir, celui qui ouvre à la vérité : « Depuis qu’il y a des exploités, il y a des révoltés. Ces révoltés ont tué, se sont fait tuer ; ils n’ont ni détruit ni même le plus souvent fait adoucir l’exploitation. Il ne suffit pas de se soulever contre un ordre social fondé sur l’oppression, il faut le changer et on ne peut le changer sans le connaître. 22 » Instruite par son séjour en Allemagne, elle réalise que l’agitation ne suffit pas et que la classe ouvrière allemande, faussement éduquée politiquement, n’a su opposer une résistance organisée et efficace au nazisme.

Enseigner et apprendre

Sur ses cours à proprement parler, on sait, d’après les témoins, qu’ils répondaient à une attente et étaient très appréciés. Là, comme dans son quotidien, Simone Weil n’échappe pas toujours aux maladresses et aux malentendus de l’intellectuelle déclassée. Mais sa sincérité lève la plupart des obstacles et des réticences.

Organisés autour de questions littéraires ou économiques, souvent consacrés à l’étude de la pensée de Marx (mais aussi sur des problématiques telles que « Le peuple doit-il nourrir les intellectuels ? » ou encore sur l’égalité d’instruction), ils s’ouvraient par un rapide exposé (dont certains nous sont parvenus) puis par une lecture de textes et une discussion qui se prolongeait souvent au bistrot.

Dans ses Cahiers, Simone Weil en définit la méthode et l’ambition : « Une université populaire à forme socratique concernant les fondements des métiers. » Ces lignes cristallisent en quelques mots l’essentiel du projet : un échange réciproque de savoirs (« Ce que nous voulons, ce n’est pas faire une série de conférences, c’est une entreprise d’instruction mutuelle 23 »), ancré sur l’expérience concrète du milieu et du travail (« un ouvrier qui éprouve sans cesse la loi du travail peut connaître bien plus et sur lui-même et sur le monde que le mathématicien qui étudie la géométrie 24 ») dans une perspective générale d’émancipation par le savoir (pour combattre « la domination de ceux qui savent manier les mots sur ceux qui savent manier les choses 25 »).

Pour mener à bien ce projet, en évitant les errements de l’enseignement religieux, étatiste ou politique – c’est-à-dire dans la propagande – l’éducation syndicale doit viser autre chose que sa propre perpétuation. Il s’agit moins de former des militants que d’accéder à la parole véritable et à la réflexion à travers le partage et l’échange.

Elle renoue explicitement avec la pensée de Fernand Pelloutier, le fondateur des Bourses du travail, qui rêvait de former « des hommes fiers et libres » « amants passionnés de la culture de soi-même. » Pour elle, « Un syndicat comme une église, doit, au cours des années, laisser comme un sillage dans le monde des hommes ; mais, à la différence des églises et des partis, ce sillage n’est pas constitué par des militants, ni même par des syndiqués ; il est constitué par des hommes libres. Ainsi l’entreprise d’une éducation générale de la jeunesse ouvrière est, pour les organisations syndicales, un devoir pressant, dans la mesure même où il est vrai que l’instruction libère les travailleurs. 26 » Et c’est seulement dans ce cadre que le pouvoir pourra changer de camp.

Ouvrière, cette éducation l’est dans la mesure où elle procède d’un (ré) enracinement dans la culture, la communauté et l’histoire de l’individu et de sa classe. Contre cette aliénation de la division manuel/intellectuel elle proclame que chacun est en mesure d’accéder au savoir. « La géométrie, comme toute pensée peut-être, est fille du travail ouvrier », affirmait-elle déjà dans son premier travail universitaire, consacré à Descartes, ce philosophe qui voyait dans un cordonnier ou son valet des mathématiciens en puissance et en acte…

Conséquence, l’enseignement ouvrier ne saurait se limiter à un travail scolaire : son point de départ tout comme son horizon reste l’expérience professionnelle : « Les travailleurs savent tout, mais, hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. 27 » Pour y parvenir, c’est moins l’accumulation des connaissances que leur traduction dans le monde réel que vise cette instruction : « Si un ouvrier, en une année d’efforts avides et persévérants, ­apprend quelques théorèmes de géométrie, il lui sera entré dans l’âme autant de vérité qu’à un étudiant qui, pendant le même temps, aura mis la même ferveur à assimiler une partie de la mathématique supérieure. » Il ne s’agit pas d’atteindre une connaissance abstraite et desséchée mais bien d’engager l’action.

Peut-être est-ce pour cela que l’abstraction, d’après Simone Weil est le secret de l’oppression. Mettre en place « une université ouvrière où chaque ouvrier aurait acquis les notions théoriques nécessaires pour comprendre son propre métier 28 » c’est renverser le scandale de l’oppression où l’ouvrier est dépossédé de la pensée qui régit son action, et est réduit à l’état de machine. Cette expérience de dépossession, Simone Weil l’a vécue dans sa chaire au cours des quelques mois passés à l’usine. En 1935, après une visite de l’usine de Rozière, elle invite ainsi les ouvriers à écrire leurs impressions, moins pour être entendus du patronat que pour partager entre eux des pensées non formulées et engager une éducation syndicale « horizontale ».

Une pratique qui rappelle celle des ouvriers du xix e étudiée par Jacques Rancière dans La Nuit de prolétaires. D’ailleurs, comme lui, Simone Weil dénoncera cette prétention des intellectuels à s’ériger en maîtres, et cette dérive du mouvement socialiste, principalement marxiste, qui dépossède la classe ouvrière de sa parole au nom du savoir et de la science : « Dans l’ensemble, ces assembleurs de mots, prêtres ou intellectuels, ont toujours été du côté de la classe dominante, du côté des exploiteurs contre les producteurs. 29 » Témoin privilégiée et farouche opposante de la bureaucratisation du mouvement communiste, Simone Weil se raccroche à la seule perspective cohérente : « donner aux ouvriers le pouvoir de manier le langage, et en particulier le langage écrit. Ce pouvoir d’user du langage, qui a gardé en réalité jusque dans la société actuelle le prestige qu’il possédait au temps de la magie, les travailleurs cesseront de le respecter dès qu’ils l’auront acquis. 30 »

Leçons de Simone Weil ?

Alors que le syndicalisme s’est inexorablement écarté des espérances et des exigences portées par Simone Weil, et que le prolétariat s’est effacé de l’horizon politique et culturel ; que retenir du parcours de la philosophe pédagogue ? On notera d’abord la richesse de ses intuitions qui la mènent sur les chemins de la pédagogie sociale ou de la conscientisation de Freinet. On insistera sur la cohérence du cheminement intellectuel et de l’engagement syndical, inséparables l’un de l’autre : Simone Weil n’enseigne pas sa philosophie, elle la vit, la pratique et la partage sans concessions, jusqu’à ses extrêmes limites (le choix de la simplicité matérielle au quotidien, l’engagement à l’usine, le combat dans les milices libertaires en Espagne, etc.).

Pour elle, les opprimés n’ont pas à être éduqués, ils portent en eux un savoir confisqué par la classe dominante : « La première pensée du prolétaire, c’est la conscience de l’exploitation dont il est victime et la révolte devant cette exploitation 31. » Pour l’intellectuel, le savant, le militant, les mots n’auront jamais le même sens que pour l’ouvrier, puisqu’ils ne partagent pas la même réalité.

Son approche de la science et du savoir préfigurent les analyses d’un Rancière, d’un Goody ou d’un Lahire sur l’ambivalence de la culture écrite, tout à la fois oppressive et libératrice. L’éducation alors consiste non pas à importer un savoir extérieur à l’individu ou au collectif, mais à amorcer les conditions d’émergence d’une parole propre afin de formuler l’exploitation et l’oppression pour apprendre à les renverser.

« L’instruction est comme la liberté, écrivait déjà Philippe Jacotot, elle ne se donne pas, elle se prend. » ■

Par Grégory Chambat, enseignant en collège, CNT 78.


Pour aller plus loin avec Simone Weil

Deux ouvrages incontournables pour aborder la pensée et la vie de Simone Weil :
– La Vie de Simone Weil, Simone Pétrement, réédition Fayard 1997. Une excellente biographie rédigée par une proche. Texte que l’on préféra absolument à la piètre biographie de Laure Adler récemment publiée en poche qui se complaît dans le mysticisme, n’abordant qu’aux marges et de manière très caricaturale l’engagement syndical (Simone Weil, l’insoumise, Actes Sud, 2012, 271 p.).
– Œuvres, Simone Weil, Quarto Gallimard, 2000, 1 288 p. Une sélection de ses plus fameux textes (Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, L’Enracinement) mais aussi une sélection d’articles et de lettres.

Sur la question syndicale :

– La Condition ouvrière, Simone Weil, réédition Folio Essais, 2002, 522 p.
– Œuvres complètes, tome II, Écrits historiques et politiques, volume 1, L’Engagement syndical (1927-juillet 1934), édition publiée sous la direction d’André A. Devaux et Florence de Lussy, Gallimard NRF, 1988, 418 p.
– Œuvres complètes, tome II, Écrits historiques et politiques, volume 2, La Condition ouvrière (1934-1937), édition publiée sous la direction d’André A. Devaux et Florence de Lussy, Gallimard NRF, 1988, 418 p.
– Simone Weil, l’expérience de la vie et le travail de la pensée, Charles Jacquier, Collectif, Sulliver, 1998, 298 p.

Sur la question pédagogique :

Un très bon article en ligne : « Simone Weil, une pensée de l’éducation », conférence donnée à l’IUFM du Puy le 4 février 2009, http://presencephilosophiqueaupuy.over-blog.com/article-simone-weil-une-pensee-de-l-education-60666788.html
Marion Vorms, « À l’épreuve du monde : l’éducation au sens large », Les Études philosophiques 3/2007 (n° 82), p. 155-267.
Plusieurs numéros des Cahiers Simone Weil publiés par l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil : le numéro 1 : « Former des êtres libres », le numéro 3 : « Simone Weil dans sa classe » et le numéro 4 : « Simone Weil pédagogue ? ».

1. Outre les propres écrits de Simone Weil abordant largement cette problématique, différentes contributions accessibles en ligne rendent également compte de cette réflexion (voir encadré bibliographique).

2. D’abord militante syndicaliste révolutionnaire, puis proche du mouvement anarcho-syndicaliste, très critique vis-à-vis du stalinisme mais aussi du trotskisme, Simone Weil professe progressivement un pessimisme sur la possibilité même de toute révolution sociale et se tourne vers un mysticisme chrétien, sans pour autant délaisser les questions sociales. Même si certaines références de cet article sont empruntées à cette dernière période, c’est avant tout à la militante syndicaliste que nous nous intéressons ici.

3. Dernière page de ses Carnets, 1943.

4. C’est Simone Weil qui emploie ce terme de préférence à celui d’Université populaire dans son « Appel pour la création d’une université ouvrière », décembre 1935.

5. Plus précisément « préceptrice » auprès d’enfants dans une famille aisée, expérience dont elle se lassera au bout de quelques semaines...

6. Ses élèves lui firent abandonner cette pratique qui « leur salissait trop les doigts » !

7. L’Éducation au travail, Célestin Freinet, 1942-1943.

8. « Simone Weil : une pensée de l’éducation », conférence donnée à l’IUFM du Puy le 4 février 2009 sur www.presencephilosophiqueaupuy.over-blog.com

9. « Contre la politique néfaste de la direction fédérale », Le Travailleur de l’enseignement, n° 5, février 1933, dans Œuvres complètes II, Écrits historiques et politiques, L’engagement syndical (1927– juillet 1934), Gallimard, p. 196.

10. Elle entre dans le syndicat des instituteurs et institutrices et non dans celui des professeurs. Suivant les biographes, c’est par choix délibéré, pour d’autres c’est le fait d’une possible absence de structure du second degré au Puy.

11. « Pour moi un syndicat n’est pas un parti, et il ne devrait y avoir qu’une centrale syndicale. En fait il y en a deux. L’idéal est d’adhérer aux deux. » Brouillon de lettre « à B. », d’avril 1932.

12. « Programme pour les syndicats de l’enseignement », notes inédites, fin juin 1933, Œuvres complètes II, Écrits historiques et politiques, L’engagement syndical (1927–juillet 1934),Gallimard, p. 242.

13. L’Enracinement, dans Œuvres, Quarto Gallimard, p. 1059.

13. Ibidem, p. 1073 et suivantes.

14. « L’enseignement professionnel et intégral », Henri Bellenger, dans Le Vengeur, 7 mai 1871. L’article vient d’être reproduit dans Les Actes de lecture, Revue de l’Association française pour la lecture, n° 117, mars 2012.

15. L’Enracinement, dans Œuvres, Gallimard, p. 1073 et suivantes.

16. La Condition ouvrière, p. 147.

17. « En marge des comités d’études », Œuvres complètes II, Écrits historiques et politiques, L’engagement syndical (1927–juillet 1934), Gallimard, p. 69.

18. Le projet du syndicat des cheminots comporte deux volets : une préparation à des concours internes et une éducation « à la culture de l’esprit et au libre examen. » La Vie de Simone Weil,Simone Pétrement, p. 86.

19. « En marge des comités d’études », op. cit., p. 69.

20. Ibidem.

21. « Simone Weil : une pensée de l’éducation », conférence donnée à l’IUFM du Puy le 4 février 2009.

22. « Les modes d’exploitation », dans L’Effort, 30 janvier 1932, repris dans Œuvres complètes II, Écrits historiques et politiques, L’engagement syndical (1927–juillet 1934), Gallimard, p. 82.

23. « Introduction à des cours à l’intention des ouvriers », 1927-1928, dans Œuvres complètes II, Écrits historiques et politiques, L’engagement syndical (1927–juillet 1934), Gallimard, p. 45.

24. « Du temps », Œuvres complètes I, p. 136.

25. « Introduction à des cours à l’intention des ouvriers », op. cit., p. 45.

26. « Sur une tentative d’éducation du prolétariat », (1929 ou 1930), op. cit., p. 56-57.

27. Sur la science, p. 95.

28. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

29. « En marge des comités d’études »,op. cit., p. 69.

30. Ibidem.

31. « Les mode d’exploitation », op. cit., p. 82.

27. Sur la science, p. 95.

28. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

29. « En marge des comités d’études », op. cit., p. 69.

30. Ibidem.

31. « Les mode d’exploitation », op. cit., p. 82.