Malgré toute la meilleure curiosité du monde, malgré toutes les
veilles possibles et inimaginables qu'on a pu ériger dans la
perspective de ne louper aucune parution susceptible de nous
intéresser, il y a parfois des titres qui passent entre les gouttes.
Mais fort heureusement, il existe aussi des éditeurs passionnés et
passionnants, tout aussi passionnés et passionnants que leurs
auteurs, et qui savent se rappeler à vous. C'est ainsi qu'il y a
environ un an, je recevais dans ma boîte aux lettres le livre d'un
certain Gilles Schlesser, La mort n'a pas d'amis, un
polar retraçant la traque d'un tueur en série s'invitant chez les
surréalistes. L'ouvrage mêlait à merveille érudition, humour,
enquête , fiction et réalité. Au-delà de l'histoire, il invitait
à aller voir plus loin, à se pencher sur le courant surréaliste
ainsi que sur ceux qui l'ont façonné.
Cette fois-ci, Gilles Schlesser nous invite à revisiter
l'existentialisme. Nous sommes en 1947. La guerre est finie. Les
plaies se pansent petit à petit. Dans la rue Dauphine, au Tabou, on
y joue du jazz, on y boit, danse, fait du bruit. L'effervescence
créatrice est de la partie. Et le meurtre aussi, car non loin de là, on
retrouve le corps d'un homme, assassiné par un coup de marteau avec
les mots issus d'un texte de Sartre, lequel aurait été lui aussi agressé quelques jours auparavant. Paul Baulay, ami de Boris Vian et fils de Camille,
l'enquêtrice de La mort n'a pas d'amis, s'est
inscrit dans les pas de sa mère. Journaliste au Paris-Matin, l'enquête commence pour lui...
Après avoir lu l'enquête se situant chez les surréalistes et s'être engouffré dans Mortel Tabou, l'idée que Gilles Schlesser use d'une recette pour
écrire ses polars pourrait nous traverser l'esprit. L'architecture
est sensiblement la même. On a un journaliste aidé par un policier
lui donnant la primeur de ses informations, ainsi que des meurtres
ayant semble-t-il un rapport avec un courant philosophique, artistique et littéraire qui a marqué son époque.
Mais ce serait faire un faux procès aux livres de Gilles Schlesser
car s'il y a des recettes qui agacent tant elles sont grossières et
mal fagotées, il y a aussi celles qui régalent par leur inventivité
et la richesse de ce qu'elles révèlent. Pour tout dire, quand bien
même il y a des similitudes entre les deux histoires, elles
n'enlèvent en rien, jamais, à la finesse et à l'érudition - encore elle - qui en
jalonnent les pages.Une érudition jamais pompeuse ni péremptoire
puisqu'elle se glisse auprès de personnages réels ou fictifs, tous
hauts en couleur - Ah, les réunions de concierges ! -, humains jusque dans leurs aspects
les plus sombres.
Une fois de plus, la reconstitution historique, parfois méconnue, est telle qu'on ne peut s'empêcher d'en vouloir toujours plus,
d'aller au-delà même du livre pour prolonger et revivre la ferveur
d'une époque endiablée, bouillonnante, dont les acteurs possèdent
en eux la volonté de construire, créer, vivre pleinement, et effacer
les stigmates d'une guerre dévastatrice.
Et l'histoire policière dans tout ça me direz-vous ? On aurait
tort de ne pas l'évoquer car elle remplit elle aussi pleinement son
office. Comme pour tout polar, il ne faut pourtant pas trop en révéler
si ce n'est pour évoquer le dénouement : il y a
un coupable bien sûr mais surtout un mobile dont la révélation a
de quoi surprendre... dans le bon sens du terme. Et là, croyez-moi,
c'est pas non plus du réchauffé !
Mortel Tabou, de Gilles Schlesser, Parigramme, 2014, 191 p.