Mais à les voir si fréquemment à l'affiche je me demande souvent s'il n'y a vraiment pas d'auteurs vivants et je me dis que dans un siècle ou deux ce seront toujours Shakespeare, Molière, Pirandello, Corneille, Feydeau qui seront choisis par les metteurs en scène.
Alors quand j'apprends que Robert Cantarella ose le risque de monter un texte qui n'a jamais été entendu en France je suis déjà très satisfaite. Qu'il ait demandé aux deux grandes Catherine de le suivre dans cette aventure me réjouit carrément.
Robert fait un coup de maître sans préméditation. Il connait Catherine Ferran comme Catherine Hiegel de longue date. Il a déjà travaillé avec Nicolas Maury. Hormis quelques pas en compagnie d'Oncle Vania (Tchekov) et Hamlet (Shakespeare) c'est un de nos metteurs en scène qui a le plus servi les auteurs du XX° siècle.
Dea Loher est aujourd'hui une figure incontournable du Nouveau Théâtre Allemand. Le Goethe Institut organise à Paris une rencontre autour d'elle avec Robert Cantarella et son traducteur, Laurent Muhleisen, lundi prochain (entrée libre sur réservation 01 55 48 91 00).
Saluons la programmation au Théâtre 71 de Malakoff (92) cette semaine où les femmes sont à l'honneur depuis qu'on leur consacre une journée par an. Toutefois, si je puis me permettre un peu d'humour, on devrait leur dédier les journées paires ou impaires, et laisser aux hommes l'autre moitié, parité obligerait.
Il faut bien que je vous livre le propos de la pièce car, de toute évidence, elle n'est pas connue :
Anna (Catherine Hiegel) est couturière, Martha (Catherine Ferran) cuisinière. Elles sont nous dit-on d’un âge avancé, toutes les deux. Tout comme est vieux Meier Ludwig, le chauffeur (joué selon les consignes de l’auteur, par son chien, ici le formidable Nicolas Maury). Seule la femme de ménage étrangère, Xana, (Valérie Vivier, tout autant excellente que ses camarades) ne donne pas l’impression d’appartenir au socle primitif de la maison, et l’on se demande à quoi est, au juste, attachée cette femme livide et muette.Ce sont tous des domestiques – mais ils n’ont pas ou plus de maîtresse. La patronne ne se montre pas. Pourtant elle est au centre des conversations. Chacun attend et, comme pour passer le temps, se souvient de bribes qui alimentent le fil de la conversation.Chacun des personnages attend. Quoi ? Qui ? Le fait est que leur destin est lié, de manière définitive et irrévocable, aliénante aussi. C'est là que derrière des dialogues acides, surfant avec force sur le versant tragique en se maintenant en équilibre sur un registre comique, on peut entendre une critique très pointue de la société actuelle et du monde du travail.
C'est Anna qui voit le plus clair : Attendre ... quoi ? Avons-nous encore une histoire ?
La pièce commence avec l'arrivée de la couturière qui semble avoir répondu à une convocation. Deux chaises l'attendent, elle et sa collègue Martha qui n'a pas davantage que la première de raison à rester dans cette maison où l'on apprend que la patronne est probablement morte.
La question n'est pas de connaitre les circonstances du décès mais de regarder quelles en sont les conséquences. Plus d'employeur, plus de boulot, plus de salaire ! La congélation est apparue comme une solution d'attente, ou une manière de repousser l'échéance.
Je me souviens notamment d'elle, parfaitement extraordinaire dans la Mère, le lendemain de Noël 2010 au Petit Théâtre de Paris et qui lui valut le Molière 2012 de la Meilleure Actrice. Tous ceux qui l'ont déjà vue jouer connaissent l'ampleur de sa palette. Elle réussit à faire passer une infinie fatigue en haussant à peine le sourcil.
Le congélateur ronronne doucement mais une fuite d'eau ne laisse rien présager de bon. Ce ne sont pas les coups de patte du chien enragé de douleur qui vont assurer la bonne marche de l'appareil.
La haine est palpable entre eux surtout, parce que la violence avec laquelle la société ne les a pas ménagés se retourne contre eux. Le tertiaire, secteur des prestations de services était censé libérer l'homme de l'esclavage industriel mais l'asservissement est aussi fort. Avec une sorte de hiérarchie terrible entre les travailleurs officiels, devenus dinosaures, et ceux qui bossent au noir, comme Xana qui, du coup n'a pas voix au chapitre sauf à la fin, quand la situation est devenue si critique qu'il va bien falloir se serrer les coudes.
Et pourtant on rit aussi.
Catherine Hiegel est très drôle quand elle imite la voix de sa patronne, au sein d'un dialogue mené tambour battant. Catherine Ferran est comique à borner la lecture au seul catalogue de vente par correspondance Quelle, équivalent germanique des 3 Suisses. Valérie Vivier est flamboyante lorsqu'elle exhibe la robe pailletée masquée sous la blouse de travail. Nicolas Maury parvient à faire oublier l'homme dans sa façon animale de se déplacer.
Déa Loher nous jette à la figure les craintes et les rancoeurs de ces dinosaures du tertiaire prisonniers dans des rapports de force de type bourreau à victime engendrés par un capitalisme à bout de souffle qui continue d'exercer son empreinte. Si devenir autonome c'est risquer d'être inutile l'aliénation des temps post-modernes n'est guère moins terrible que celle de nos ancêtres.
Avons-nous encore une histoire ? Telle est bien la question.
Le décor surprend par sa froideur très fonctionnelle. Pourtant chaque détail compte. Ces affreuses chaises qui désignent la domesticité, ces arbres desséchés, ces portraits suggérés des êtres chers aujourd'hui disparus, et cette voiture puissante devenue tigre de carton ...
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Jean-Louis Fernandez