L’homme ici-bas ressemble à l’aveugle Ossian, assis sur les tombeaux des rois de Morven : quelque part qu’il étende sa main dans l’ombre, il touche les cendres de ses pères.
Lorsque les navigateurs pénétrèrent pour la première fois dans l’océan Pacifique, ils virent se dérouler au loin des flots que caressent éternellement des brises embaumées. Bientôt du sein de l’immensité s’élevèrent des îles inconnues. Des bosquets de palmiers, mêlés à de grands arbres, qu’on eût pris pour de hautes fougères, couvraient les côtes, et descendaient jusqu’au bord de la mer en amphithéâtre : les cimes bleues des montagnes couronnaient majestueusement ces forêts. Ces îles, environnées d’un cercle de coraux, semblaient se balancer comme des vaisseaux à l’ancre dans un port, au milieu des eaux les plus tranquilles : l’ingénieuse antiquité aurait cru que Vénus avait noué sa ceinture autour de ces nouvelles Cythères pour les défendre des orages.
Sous ces ombrages ignorés, la nature avait placé un peuple beau comme le ciel qui l’avait vu naître : les Otaïtiens portaient pour vêtements une draperie d’écorce de figuier ; ils habitaient sous des toits de feuilles de mûrier, soutenus par des piliers de bois odorants, et ils faisaient voler sur les ondes de doubles canots aux voiles de jonc, aux banderoles de fleurs et de plumes. Il y avait des danses et des sociétés consacrées aux plaisirs ; les chansons et les drames de l’amour n’étaient point inconnus sur ces bords. Tout s’y ressentait de la mollesse de la vie, et un jour plein de calme, et une nuit dont rien ne troublait le silence. Se coucher près des ruisseaux, disputer de paresse avec leurs ondes, marcher avec des chapeaux et des manteaux de feuillages, c’était toute l’existence des tranquilles sauvages d’Otaïti. Les soins qui chez les autres hommes occupent leurs pénibles journées étaient ignorés de ces insulaires ; en errant à travers les bois, ils trouvaient le lait et le pain suspendus aux branches des arbres.
Telle apparut Otaïti à Wallis, à Cook et à Bougainville. Mais, en approchant de ces rivages, ils distinguèrent quelques monuments des arts, qui se mariaient à ceux de la nature : c’étaient les poteaux des moraï. Vanité des plaisirs des hommes ! Le premier pavillon qu’on découvre sur ces rives enchantées est celui de la mort, qui flotte au-dessus de toutes les félicités humaines.
Donc ne pensons pas que ces lieux où l’on ne trouve au premier coup d’œil qu’une vie insensée, soient étrangers à ces sentiments graves, nécessaires à tous les hommes. Les Otaïtiens, comme les autres peuples, ont des rites religieux et des cérémonies funèbres ; ils ont surtout attaché une grande pensée de mystère à la mort. Lorsqu’on porte un esclave au moraï, tout le monde fuit sur son passage ; le maître de la pompe murmure alors quelques mots à l’oreille du décédé. Arrivé au lieu du repos, on ne descend point le corps dans la terre, mais on le suspend dans un berceau qu’on recouvre d’un canot renversé, symbole du naufrage de la vie. Quelquefois une femme vient gémir auprès du moraï ; elle s’assied les pieds dans la mer, la tête baissée, et ses cheveux retombant sur son visage : les vagues accompagnent le chant de sa douleur, et sa voix monte vers le Tout-Puissant avec la voix du tombeau et celle de l’océan Pacifique.