Déliquescence d’un pays

Par Borokoff

A propos de L’Etudiant de Darezhan Omirbaev 

Nurlan Baitasov

Décidément, les adaptations siéent bien à Omirbaev. Après Chouga (2010), librement inspiré d’Anna Karénine de Tolstoï, le cinéaste kazakh remet le couvert avec L’étudiant, adaptation culottée du Crime et Châtiment (1866) de Dostoïevski. L’étudiant consiste à nouveau en la transposition d’une œuvre littéraire dans le Kazakhstan d’aujourd’hui.

Sans doute parce qu’Omirbaev a trouvé dans la solitude et la violence sourde de son jeune héros (Nurlan Baitasov, qui est au passage un véritable étudiant du réalisateur) un écho contemporain aux maux dont souffre la société de son pays.

Maya Serikbayeva

Mais ce n’est pas la seule raison. Car Omirbaev a par exemple rappelé dans plusieurs interviews que Crime et Châtiment avait été écrit à une époque où s’installait pour la première fois le capitalisme en Russie, à la fin du XIXème siècle.

Et le capitalisme, on l’avait compris déjà dans Chouga, n’est pas un vain mot ni un terme qui résonne positivement dans l’oreille d’Omirbaev. C’est même tout sauf un synonyme de « bonheur » ou de « prospérité ». Le mot rimerait plutôt au contraire avec individualisme et égoïsme. Une vaste course au profit, à la réussite individuelle et à l’argent pour laquelle tous les moyens sont bons.

 « Y compris le meurtre ? » demande malicieusement un camarade de notre Raskolnikov kazakh à leur professeur de fac qui leur tient un discours explicite en faveur du libéralisme débridé et sauvage.

Et bien oui, « y compris le meurtre », semble répondre en filigrane Omirbaev en qui il ne faut pourtant pas voir ni un nostalgique de l’ère communiste ni un penseur pessimiste.

Dans une capitale kazakhe érigée dans les années 1990 (ndlr : après la chute du communisme) aux allures de cimetière de verre et de béton (les successions de travellings sur les buildings font à nouveau froid dans le dos comme elles faisaient déjà froid dans le dos dans Chouga), un jeune étudiant en cinéma déprimé (subtile, la mise en abîme est aussi ironique que mystérieuse) erre, en proie à un sentiment de lâcheté et de culpabilité dont il ne peut se dépêtrer ni trouver un moyen de s’absoudre.

Désœuvré, sans argent, l’étudiant met au point un plan machiavélique pour tuer un commerçant et lui voler sa caisse. Mais ce crime semble davantage être commis pour se prouver qu’il a du courage que par pur appât du gain.

Les démons métaphysiques qui envahissaient le personnage de Raskolnikov (qui assassine dans le livre une vieille dame, on s’en souvient) ne sont pas loin mais ils prenaient chez Dostoïevski une dimension intellectuelle beaucoup plus mystique, des élans et une manifestation plus bouillonnante. En un mot, un exécutoire beaucoup plus furieux et spectaculaire.

Ici, notre étudiant, qui ne livrera qu’à la fin, dans une confession poignante, les raisons et de son crime et ses intentions, semble apathique. Taiseux, il déambule toujours seul, les bras ballants, dans les rues d’Almaty, suivi à la trace par une caméra qui ne le quitte pratiquement pas d’un plan à l’autre et du début à la fin du film.

Dans son regard triste, on sent pourtant un mal-être et une colère qui gronde, une rage intérieure contenue mais qui inquiète et fascine tour à tour. Le jeune homme, on le sent, cogite beaucoup, beaucoup trop sans doute. Derrière ses lunettes, son regard fixe fait peur avant que l’étudiant ne commette finalement un crime, fruit de ses élucubrations et de ses nombreuses divagations. Un crime attendu presque tant on sentait la haine monter en lui avant qu’elle n’explose, qu’elle ne jaillisse sous la forme d’un crime soigneusement élaboré et orchestré, méticuleusement préparé et prémédité.

Comme dans le roman de Dostoïevski, cela n’empêchera pas par la suite la quête de rédemption de l’étudiant de prendre forme et de naître, sous l’impulsion d’une jeune femme séduite qui l’aidera dans sa traversée du désert (tout passe par des regards et des silences chez Omirbaev). Cette jeune femme qui l’aidera à remonter la pente, à le sortir des Enfers, à le tirer même des abysses de la folie et de l’aliénation qui le guette, notre héros l’aura rencontrée par le biais d’un grand-père, un vieux poète dont plus personne ne veut écouter les vers qu’il déclame. Le vieillard sera d’ailleurs assassiné. La relation et les liens privilégiés entre jeunes et personnes âgées dans les anciens pays du bloc soviétique mériteraient à eux-seuls un article. Cette relation toute comme la confession cathartique du jeune homme font étrangement penser ici au superbe Eastern Plays de Kamen Kalev…

L’homme est un loup pour l’homme, c’est bien connu et particulièrement vrai en Russie et dans ces anciennes Républiques du Caucase qui constituaient son bloc avant l’effondrement du régime communiste.

Si l’ère soviétique était loin d’être un idéal avec se rayons déserts de supermarché, les gens au moins pouvaient s’entraider. Après la chute du régime, les prix ont grimpé en flèche, les rayons des magasins se bien remplis mais cette fois, les gens n’avaient plus les moyens de s’acheter des produits à des prix exorbitants. Autre conséquence du changement brutal et radical de régime, la violence, née des clivages sociaux qui sont apparus, a explosé. Elle trouve une métaphore sauvage dans le film avec cette espèce de nouveau-riche ou d’oligarque kazakh qui tue cruellement et sans vergogne, sous le regard d’une foule amassée sur un pont, un âne à coup de canne de golf, simplement parce que l’animal s’est montré incapable de sortir son 4 x 4 d’une ornière.

La chute du communisme a entraîné un repli des Russes (comme des Kazhaks) sur eux-mêmes, avec l’onde de choc économique et sociale que l’on connait et des conséquences indirectes et désastreuses que l’on devrait toutes citer, de la recrudescence des meurtres à caractère raciste en Russie depuis la fin des années 1990 (chose qui n’existait pas avant, avec au contraire une bonne entente et des échanges inter-culturels riches et fructueux entre la Russie et plusieurs pays d’Afrique d ‘allégeance communiste) jusqu’à cette régression sociale, cette montée en puissance du nationalisme xénophobe, cette exacerbation du sentiment de supériorité à caractère ethnique des Russes, en un mot cette haine de l’étranger et de l’autre tout court orchestrées par un seul homme, un président russe (est-il devenu fou avec la Crimée ?) fier (honteusement) de faire rentrer officiellement l’homophobie dans des textes de loi. La déliquescence d’un pays se mesure-t-elle à la mainmise d’un président sur son peuple, comme autrefois avec les Tsars ? En Russie, tous les indicateurs d’un passéisme, d’une nostalgie et d’un retour en arrière dangereux, malsain de l’Histoire sont au beau fixe, à travers la figure dictatoriale de ce président autoritaire et vulgaire, arrogant et passé maître dans l’art de faire taire – discrètement mais par tous les moyens justement – ses détracteurs, qu’ils soient dissidents, anciens oligarques ou des journalistes gênants (pourra-t-on prouver un jour qu’il est derrière les assassinats de Litvinenko et Politkovskaïa ?). Rancunier, notre Poutine, avec les oligarques et les dissidents exilés ? Ce qui est étrange et incroyable (pour ne pas dire grave), c’est de constater que Poutine bénéficie d’un vrai crédit (on pourrait presque parler de popularité, si le mot n’était pas aussi déplacé) en France, où on loue souvent sa fermeté en fermant les yeux volontairement (est-ce par indigence intellectuelle, par aveuglement, par un manque de culture ou une absence de curiosité ?) ou inconsciemment sur ses méfaits, c’est ce qu’il il est vraiment, au-delà de l’image flatteuse et fascinante de dirigeant modèle et moderne qu’il voudrait véhiculer et faire circuler dans le monde. Quant à sa véritable personnalité… Pour qui nous prend-on ? Des jambons? comme dirait l’autre. Mais passons, ou plutôt revenons à nos moutons…

Pour décrire le parcours fatidique et la trajectoire diabolique de cet étudiant solitaire, Omirbaev peut s’appuyer à la fois sur un acteur dont le jeu intense, tout en intériorité, illustre à merveille le caractère à la fois mutique et inquiétant de ce personnage quasi-muet, et sur la sobriété de sa mise en scène, tout en lenteur et en acuité. Une mise en scène qui prend son temps pour observer et pour dépeindre les mécanismes et les affres psychologiques qui poussent ce jeune homme détraqué à commettre un crime crapuleux. Cette attention portée à la psyché de cet antihéros parfaitement contemporain sont particulièrement mises en valeur par une réalisation qui maîtrise, comme peu de cinéastes peuvent s’en enorgueillir, la technique du champ et du contre-champ, du détail et du gros plan, du plan séquence et du plan fixe. En un mot, l’art de manier les contraires et non pas les contradictions. Car s’il y a bien une chose à laquelle Omirbaev est fidèle, au-delà des apparences et de ce que pourrait laisser entendre le pseudo cynisme de L’étudiant, c’est bien à l’humanisme et à la générosité de son cinéma. Un cinéma qui, de Kairat à La Route en passant par Tueur à gages, a toujours brillé par son humilité et sa simplicité, par son homogénéité et sa cohérence. Loin de tout moralisme ou d’une quelconque prétention…

http://www.youtube.com/watch?v=07pS50ZdMmE

Film kazakh de Darezhan Omirbaev avec Nurlan Baitasov, Maya Serikbayeva, Edige Bolysbaev… (01 h 30) 

Scénario de Darezhan Omirbaev d’après Crime et Châtiment de Dostoïevski : 

Mise en scène : 

Acteurs : 

Compositions de Baurzhan Kuanys :