« L'étude est à l’homme adulte ce que le jeu est à l'enfant. C'est la plus concentrée des passions. C'est la moins
décevante des habitudes, ou des attentions, ou des accoutumances, ou des drogues. L'âme s'évade. Les maux du corps s'oublient. L'identité personnelle se dissout. On ne voit pas le temps passer.
On s'envole dans le ciel du temps. Seule la faim fait lever la tête et ramène au monde.
Il est midi.
Il est déjà sept heures du soir. »
Pascal Quignard, Leçons de solfège et de piano (Arléa, 2013)
Carl Gustav Carus (Leipzig, 1789-Dresde, 1869),
Pèlerin dans une vallée montagneuse, années 1820
Huile sur toile, 28 x 22 cm, Berlin, Alte Nationalgalerie
Au début de mars 2009, nous étions une petite cinquantaine, au mieux, à entamer ensemble l'aventure de Passée des arts, qui prenait le relais des quelques trois ans et demi d'activité de mon précédent blog, arrêté à la suite des défaillances de son hébergeur. Si mes comptes sont exacts, nous sommes aujourd'hui un peu plus de 2500 à poursuivre ce chemin, et vous êtes presque 500, à ce jour, à vous être abonnés directement à la lettre d'information du blog. Même si ces chiffres peuvent paraître bien faibles en regard de ceux annoncés par les publications traitant de mode ou de cuisine, sans parler de celles spécialisées dans le domaine de la musique qui disposent de tout autres moyens que les miens, je vous avoue que jamais je n'aurais pu imaginer fédérer autant de lecteurs autour d'un projet si peu en prise avec l'air du temps, puisqu'il semble acquis que parler d'art ancien (50 ans d'âge, au bas mot) n'est guère à la mode, pas plus que de tenir un blog à l'heure où les réseaux sociaux font régner leur tyrannie du vite publié, vite oublié, et de l'émotion immédiate et, avouons-le, souvent un peu facile. Mais, me direz-vous, vous participez à cette logique puisque vous êtes sur facebook. Certes j'y suis et, même si je réfléchis aux moyens de m'en affranchir à terme, je ne nie pas le fabuleux instrument de diffusion et de contact qu'il représente. Je n'en affirme pas moins que, le jour où je l'aurai quitté, ne me manqueront pas ceux qui publient quotidiennement une photo de leur trogne, ceux qui estiment que la moindre parcelle de leur quotidien, y compris la plus triviale, présente un intérêt universel, les pourfendeurs de l'exhibitionnisme moderne qui ne perdent cependant pas une occasion de déverser sur ce réseau leurs états d'âme et autres ratiocinations, les philosophes et polémistes à la petite semaine, les manieurs de « génie » et de « sublime » qui débardent de l'art au kilo sans faire montre du moindre recul critique ou apporter ne serait-ce qu'une once de plus-value personnelle, comme s'il s'agissait, comme le geai de la fable, de se parer de quelque postiche pour se donner un semblant de contenance. Je ne suis d'ailleurs pas dupe du caractère cursif, voire de pure convenance, qu'ont certains des « j'aime » et des commentaires qui accompagnent la publication sur facebook, des liens vers mes chroniques — avec un peu d'habitude, on repère vite les tricheurs et les désinvoltes, qui sont souvent proches cousins.
Une fâcherie récente avec un ensemble qui me tient rigueur de ne pas lui avoir accordé une place suffisante dans un de mes comptes rendus m'a permis de réaffirmer deux ou trois choses simples qui me guident depuis toujours. Je n'écris pas pour me faire des amis, des relations ou pour me faire reluire en laissant entrevoir que je suis à tu et à toi avec tel ou telle. Je n'ai de goût ni pour les honneurs, ni pour les salons, ni pour les cours. Les mondanités m'assomment et ceux qui me connaissent pourraient témoigner des efforts que je déploie pour les éviter. Lorsque je vais au concert ou dans certaines boutiques culturelles, on ne me reconnaît pas plus que n'importe quel spectateur ou client. J'écris parce qu'il y a des projets, des personnes, des œuvres, des lieux qui, un jour, arrivent jusqu'à moi et m'émeuvent, m'intriguent, me parlent. J'écris pour tenter de les apporter jusqu'à vous dont je sais, au fond, si peu de choses, avec le secret espoir que vous en serez touchés et qu'à votre tour, vous aurez à cœur de les partager. Je ne suis qu'un maillon de cette chaîne de transmission, ni plus, ni moins important que celui que vous êtes. Je n'écris pas pour les doctes, qui n'ont, je crois, rien à apprendre de moi et qui m'en remontreraient sur bien des points, ma culture étant, comme celle de nombre d'autodidactes trouée de lacunes. Je ne défends aucune chapelle (je l'ai payé par le départ de certains lecteurs qui auraient souhaité qu'on ne parle ici que de baroque, une restriction que je refuse, car elle ne correspond pas à la réalité de mes goûts), aucune coterie et le provincial que je suis ne fait partie d'aucun de ces petits cénacles parisiens bruissants de mille murmures de louange ou de reproche que je n'aspire pas à rejoindre, pas plus, du reste, que ceux de la ville où je demeure, ces cercles d'influence, réelle ou fantasmée, n'étant pas l'apanage de la capitale. J'écris, je l'espère, avec suffisamment de simplicité pour vous donner, à vous qui me faites l'honneur, que je mesure pleinement, de me lire, l'envie d'aller écouter, voir, échanger, apprendre ; chaque chronique n'est qu'un point de départ, le premier chapitre d'une histoire dont il appartient à qui s'en empare d'écrire la suite à son gré, selon ses moyens ou ses envies. Ce n'est pas grand chose, au fond, un billet de blog, mais ce n'est pas une raison pour ne pas y offrir, à chaque reprise, le meilleur de soi-même pour que le fil offert à celui qui va dérouler ou broder ensuite son propre récit soit assez solide pour ne pas se rompre immédiatement. J'ai doucement commencé, depuis quelques semaines, à instiller quelques nouveautés, comme la rubrique « Instantanés » où le texte se contraint volontairement à la brièveté pour laisser plus de place à une vidéo, à une émission de radio, à quelques extraits musicaux. D'autres évolutions viendront à leur heure. Passée des arts est un lieu que je ne souhaite pas soumis à la précipitation et j'y travaille seul — le temps de l'étude n'est pas celui des fils d'actualités.
Au moment de boucler ces lignes, je tiens, quitte à me faire taxer de banalité (je n'ai, de toutes façons, aucune prétention à l'originalité), à remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui, depuis le début de l'aventure qu'est ce blog, m'apportent un soutien sans faille et m'ont aidé, parfois de façon très concrète, à une époque pas si lointaine où je me demandais si je pourrais matériellement continuer à nourrir cet espace, dont je finance l'hébergement et une partie de ce qui y est proposé. Il y a des gestes que l'on n'oublie pas. Et bien sûr, un très sincère merci à vous, chers lecteurs, pour vos passages ici, que vous choisissiez ou non d'en laisser la trace, pour vos encouragements, pour votre fidélité. À vous, je peux bien le confesser : cinq années se sont écoulées et je n'ai pas vu le temps passer.
Accompagnement musical :
Norbert Burgmüller (1810-1836), Symphonie n°2 en ré majeur, opus 11 (inachevée, 1834-35) :
[II] Andante
Hofkapelle Stuttgart
Frieder Bernius, direction
Symphonies 1 & 2. 1 CD Carus 83.226. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.