Je dois à Pierre Lemaitre – Prix Goncourt 2013 – d’avoir découvert l’auteur de romans populaires qui a inspiré Sir Arthur Conan Doyle, Maurice Leblanc et bien d’autres – dont lui-même. Et c’est pour moi, grande consommatrice de romans policiers et d’auteurs du XIXème siècle (Alexandre Dumas, Paul Féval, Emile Zola), une révélation : celle du premier roman policier de l'histoire de la littérature.
Car dans ce premier roman, paru en 1863 en feuilleton, qui connut le succès en 1866 dans « Le Soleil », il y a tout : un crime atroce, des indices matériels relevés par un homme d’une perspicacité incomparable, les états d’âme d’un juge d’instruction qui en fait est directement impliqué dans l’affaire et devrait se récuser, la nécessité pour lui d’instruire à charge et à décharge, la critique sociale, et même une poursuite en voitures dans les rues encombrées de Paris …
Deux personnages centraux dans cette énigme à rebondissements : le juge Pierre-Marie Daburon et le père Tabaret, surnommé Tirauclair. Le juge d’instruction un peu « coincé » est tombé amoureux d’une jeune fille noble mais sans fortune mais qui a donné sa parole à un jeune aristocrate très riche mais bientôt accusé d’un meurtre affreux, celui de sa nourrice. Le juge chargé de l’affaire va-t-il se laisser influencer par ses sentiments à l’encontre de son rival désormais déshonoré ?
Le second personnage-clé est un vieux monsieur riche et hyperactif qui se met volontairement au service de la police, en se fondant sur une analyse très fine des faits et des preuves. C’est l’ancêtre des « Experts » : il examine la scène de crime (ici on dit le « théâtre » du crime), ramasse des indices comme des bouts de cigare, réalise des moulages de talons de bottines, recueille des griffures de gants gris, de la boue, retrouve dans l’eau une serviette dans laquelle on a roulé des objets en argent pour faire croire à un vol comme mobile du crime. Des techniques de collation de preuves tout à fait actuelles.
Car à l’origine de cette affaire, il y a un terrible crime : une substitution volontaire d’enfants. Le père noble – fort peu sympathique – entretenait simultanément une épouse légitime de convenance et une maîtresse adorée. Elles mirent au monde toutes deux en même temps un fils. Le père fait intervertir les deux bébés afin de garder auprès de lui celui de sa maîtresse …
Une vraie histoire granguignolesque bien dans la manière du XIXème siècle, où, finalement, c’est la vérité qui triomphe et le jeune noble qui est innocenté.
Cependant, passé l’obstacle du style un peu daté – avec l’emploi devenu obsolète du subjonctif – la lecture du roman est particulièrement facile et actuelle. Emile Gaboriau (1832 – 1873) est un travailleur acharné. Exact contemporain de Gustave Doré, il se tue lui aussi à la tâche, fait vivre toute sa famille et le journal qui le publie, se trouve ruiné par le conflit franco-prussien auquel il ne survivra que deux années. De lui, nous avons presque tout oublié … et seuls les écrivains étrangers le célèbrent. J’en veux pour preuve la série américaine « Mentalist » : comment se nomme le criminel mystérieux qui a assassiné la femme et la fille de Patrick Jane : John Lerouge !
L’affaire Lerouge, publié aux éditions du Masque en format de poche, 480 p. 7,90€