L’ouverture du troisième
roman de Jeffrey Eugenides (en vingt ans !), Le roman du mariage, est la description d’une bibliothèque. Les
livres de Madeleine : Edith Wharton, Henry James, Dickens, Trollope, etc.
Roland Barthes ne s’y trouve pas encore à ce moment mais, quand Madeleine lira Fragments d’un discours amoureux,
l’amour lui semblera pouvoir être expliqué dans le filtre de cet ouvrage.
L’amour en général, celui qu’elle explore pour le travail à rédiger pour
l’université : « La forme
interrogative : demandes en mariage et le cadre (très restreint) du
féminin ». Et l’amour tel qu’elle le vit – plutôt mal.
Car, si Madeleine est clairement
l’héroïne du roman, la partie masculine est tenue par deux personnages :
d’une part, Leonard Bankhead, étudiant presque trop brillant et dépressif
chronique, d’autre part, Mitchell Grammaticus, plus effacé et en quête de la
voie spirituelle qui pourrait lui convenir. Entre eux, le choix de Madeleine
est limpide : elle est amoureuse de Leonard, bien que Mitchell, à qui elle
donne son amitié, soit peut-être le plus amoureux des deux jeunes gens.
Sur cette structure au
fond très simple, Jeffrey Eugenides greffe ses thèmes principaux sur les trois
protagonistes et réussit dans un genre familier aux écrivains américains, le
« roman de campus » où la vie universitaire est scrutée autant dans
sa principale raison d’être – l’acquisition d’un savoir, la formation d’un
adulte – que dans ses aspects secondaires capables, par moments, de déborder le
reste : les vagues du désir, la compétition entre les étudiants, la place
des professeurs… On a l’impression d’avoir lu cela cent fois et, pourtant,
Eugenides parvient à nous y intéresser de nouveau. Son sens de la description,
sa manière de capter les conversations (en les inventant), son art de placer
les personnages dans les situations les plus banales ou les plus inattendues,
tout cela fait merveille. Et on ne s’ennuie pas un instant.
Le plus passionnant reste
cependant le triple itinéraire personnel qui rend la structure moins simple
qu’il y paraissait. Chacun est en quête de lui-même et d’un bonheur illusoire
vers lequel l’amour n’est peut-être pas le chemin le plus sûr. La littérature
pour Madeleine, la recherche pour Leonard, le sentiment religieux pour Mitchell
pourraient leur être autant de béquilles si les différentes démarches
n’amenaient pas davantage de questions que de réponses. Jeffrey Eugenides
creuse en profondeur les interrogations fondamentales qui provoquent décisions
ou hésitations, donnent aux personnages l’occasion de faire un bout de route
ensemble ou, au contraire, de s’affronter. Entre Leonard et Mitchell, et malgré
les aspects romantiques de sa personnalité, Madeleine paraît la mieux armée
pour traverser les événements. Et c’est à elle qu’on ressemble, le temps de la
lecture.