Le peuple du feu a bien son opéra
En remontant la rue Nizami depuis la Place des Fontaines, après deux passages souterrains tout de marbre, quelques boutiques et autant de restaurants, un vieux cinéma en jachère et de beaux spécimens d’architecture locale, on tombe sur un des plus (authentiquement) anciens bâtiments de Bakou : l’opéra.
Malgré son teint défraîchi, sa patine grisâtre, ses marches inégales et fissurées, on détecte sans peine le charme de cet immeuble. Imposant sans être soviétique, l’opéra a plutôt des airs d’empire. Le carrelage emprunte des motifs de tapis orientaux, et sa petite salle blanche, plus large que haute, balcons baroques, gros lustres, moulures et dorures, arbore de drôles de figures dont l’esthétique rappelle plutôt les Incas que la Rome antique. Comme la fosse est protégée par une fine palissade, l’orchestre demeure caché des regards ; mais l’acoustique est bonne, intime. Les spectateurs sont assis sur des fauteuils amovibles, soigneusement alignés, dont le siège est évidemment en velours sombre.
Un grand avantage : il y a toujours de la place. Bakou semble avoir gardé la structure, quelques musiciens, mais le public semble avoir pris la poudre d’escampette ; les spectateurs de jadis, russes surtout, auraient disparu avec l’URSS, les premiers prenant la route de Moscou et l’autre le chemin des archives, laissant derrière eux un mignon joyau qui sert aujourd’hui à bâtir l’identité nationale de ce jeune pays, en quête effrénée de légitimité historique. Ce fleuron de la culture locale survit donc à grands renforts de subsides publics et d’articles dithyrambiques, emphatiques et poussifs dans la presse officielle, et même dans la presse moins officielle (dite « libre »).
Une chose est sûre : le répertoire est là ; l’Azerbaïdjan ne manque pas de compositeurs talentueux, que ce soit Fikret Amirov, Gara Garayev ou Niyazi, pour ne citer que les plus célèbres. En effet, le pays a deux atouts pour être une terre d’opéra : une riche tradition vocale, le mougham, et un stock de légendes régionales passionnelles et passionnées, dont le romantisme flamboyant ferait pâlir Goethe lui-même. Le « peuple du feu » partage avec l’Italie, berceau de l’opéra, l’importance de la famille et la violence des sentiments. Sur scène, cela donne des héroïnes fougueuses qui n’hésitent pas à se jeter dans le vide après avoir poignardé l’assassin de leur mari.
Un exemple parmi tant autres : Rast de Niyazi, « mougham symphonique », c’est-à-dire heureux mélange entre les traditions musicales ancestrales de l’Azerbaïdjan et la musique classique européenne, habile équilibre entre l’Orient et l’Occident, mis en danse et en scène. Rast, c’est l’histoire de Tomris, belle et innocente créature, qui se marie dans la joie avec son bien aimé du bled. Une villageoise, jalouse, dépitée, quitte le théâtre des réjouissances, et s’en va par monts et par vaux. À l’orée des bois, elle se fait capturer par l’armée du Shah en quête d’aventures et de jeunes filles ; sous la menace, elle cafte le lieu de la fête. L’information en poche, la horde déboule en plein festin, passe au fil de l’épée tous les moujiks présents et repart avec toutes les donzelles. Tomris devient ainsi prisonnière du Shah. La villageoise, qui a échappé à cet imbroglio par sa dénonciation, est rongée par le remords : elle va sur les lieux du massacre, ramasse quelques épées abandonnées sur les corps gisant à jamais, et va prestement délivrer Tomris. Cette chose faite, les deux arment toutes les autres compères prisonnières en catimini, et décident d’en découdre avec le Shah. Lors d’un banquet dansant organisé en son honneur, elles dégainent par surprise et, telles des Amazones, lacèrent les soldats. Enfin, Tomris provoque le Shah en duel ; je vous laisse deviner qui l’emporte.
Quelques extraits:
Rast, de Niyazi (passer directement à 1:30)
Les Sept beautés, de Gara Garayev
Sevil, de Fikret Amirov